Suicide : acte de se donner volontairement la mort.Il pourrait se pendre ; la corde frottant sa peau, la chaise vacillant sous ses pieds, lui suffoquant peu à peu ; il pourrait se pendre. Il pourrait avaler des médicaments ; les calmants faisant effet, l’alcool endormant ses sens, ses yeux se fermant paisiblement ; il pourrait avaler des médicaments. Il pourrait se tirer une balle dans le crâne ; sa main se serrant autour de l’arme de son père, cette première l’amenant contre sa tempe, ses doigts pressant la détente ; il pourrait se tirer une balle dans le crâne.
Il pourrait mourir, tout simplement.
Mort : perte définitive par une entité vivante (organe, individu, tissu ou cellule) des propriétés caractéristiques de la vie, entraînant sa destruction.Le flavescent avait un frère – dont nous tairons le nom, car bien que cette information soit importante, elle n’est pour l’instant pas pertinente. Il ne l’aimait pas, ne le détestait pas, était plus las de lui qu’autre chose. Son frère, bien que plus jeune, était sa copie conforme : la même flavescence dans les cheveux, la même pierre de saphir bleu dans les yeux, la même silhouette fine et frêle. Son frère restait néanmoins différent de lui : là où l’aîné avait une peau d’albâtre, le cadet bénéficiait d’un teint bronzé ; là où l’aîné avait des sourcils blonds, le cadet les avait bruns ; là où l’aîné se noyait sous l’envie de mourir, le cadet débordait de joie de vivre.
Le flavescent allait sur ses dix-huit ans – encore une fois, cette information, bien qu’importante, n’est pas (encore) pertinente. Dix-huit ans était l’âge de la majorité, l’âge où l’oiseau était supposé quitter le nid, l’âge auquel les responsabilités de la vie d’adulte arrivaient. Son anniversaire serait le lendemain du jour où commence cette histoire : cela signifiait-il pour autant qu’il devait être heureux ? Il ne le pensait pas ; après tout, les anniversaires n’étaient que des événements célébrant l’année qui nous rapprochait de la mort. En somme, il n’avait aucunement hâte de fêter son passage à l’âge adulte ; tout comme il ne ressentait pas l’envie de rester jeune (et mineur) à jamais : son envie de mourir était bien trop pressante pour cela.
Le flavescent était un étudiant de première année en Lettres Supérieures – soit, un
hypokhâgneux. Il était dans une classe préparatoire, d’un lycée ni trop bon, ni trop mauvais ; la classe d’
hypokhâgne comptait quarante élèves en l’incluant – ils étaient au départ quarante-cinq, mais certains n’avaient pas eu la force de continuer. Sans doute aurait-il dû les rejoindre, mais il n’avait – ironiquement – pas la force de faire ainsi. Là aussi, il était plus las qu’autre chose. Il avait naïvement cru qu’il serait là-bas à sa place, ayant été un très bon élève durant ses années lycée ; il fallait croire qu’il s’était trompé. Pas que la classe préparatoire soit dure pour lui ; plutôt que ce n’était plus ce à quoi il aspirait.
Lassitude : état de grande fatigue morale.Le mâle avait un nom, latin parce que ce dernier semblait rendre la face rougeoyante et larmoyante des nouveau-nés plus noble. Son nom signifiait de nombreuses choses, toutes reliées au même champ lexical : celui du vent. Il désignait supposément ce dernier, l’air en général, qu’il s’agisse d’un souffle banal ou de l’haleine ; cela voulait-il dire qu’il était partout à la fois ? Il était vrai qu’il avait souvent – pour ne pas dire tout le temps – été le premier en course (il était très rapide), mais ne serait-ce pas exagérer ?
En médecine, son nom signifiait « flatuosité » ; mais oublions cette signification, car qui nommerait son enfant d’après ce gaz particulier ? personne, du moins il l’espérait – mais avec l’Homme, il n’y avait pas beaucoup (voire pas du tout) d’espoir à avoir. Il y avait également le souffle de la fortune, de la renommée, la faveur populaire. Ainsi, il serait destiné à être populaire, connu, pas forcément adoré mais suffisamment chanceux pour mener ce que le monde considérait comme une « belle vie » ; il n’avait pourtant pas l’impression de la vivre, cette « belle vie ».
Oublions l’analogie qui rendrait le vent bruit, rumeur publique, nouvelle ; car elle ne collerait pas (plus) à notre flavescent, qui peut se montrer si muet. C’est qu’il n’est pas prolixe, le jeune homme. La troisième signification, qui se rapprocherait sans doute le plus de son état mental, serait également la plus juste : il signifierait l’orage, la calamité, le malheur. Et n’était-ce pas la vérité ? Cette vie dont il était las ne semblait que lui apporter désastre ; il était la tourmente de sa propre existence.
Ventus, était son nom.
Tout cela pour dire que le flavescent ressentait non pas une mélancolie, mais un spleen des plus profonds. Il lui arrivait de se penser Baudelaire lors du
Spleen III : il était comme le roi d’un pays pluvieux, riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux, qui de ses précepteurs méprisant les courbettes, s’ennuyait avec ses chiens comme avec d’autres bêtes. L’instinct de mort se faisait de plus en plus ressentir.
Depuis qu’il avait lu
Les Fleurs du Mal pour son année d’hypokhâgne, et depuis qu’il avait dévoré les quatre Spleen, le flavescent considérait Charles Baudelaire comme son idole ; là où Victor Hugo et Émile Zola étaient ses modèles et rivaux (il souhaitait les surpasser), le poète ne semblait être « que » la célébrité du cœur du jeune homme. Il l’admirait, tout simplement.
Mais cette admiration se retrouvait obombrée par le spleen qu’était sa vie.
« Tout va bien, au lycée ? »
Voilà ce que lui demandait sa mère, les sourcils plissés d’une inquiétude naturelle, que toutes les mères ou presque ont envers leur progéniture.
« Oui. »
Voici ce que lui répondait son fils, les yeux perdus dans le vide, de ce regard qu’ont les jeunes gens désabusés par la vie.
« Tu veux aller faire un tour ? »
Voilà ce que lui demandait son père, un rire gras sortant d’entre ses lèvres, éclat que tous les pères un peu costauds ont.
« J’ai des devoirs. »
Voici ce que lui répondait son fils, les yeux perdus dans le vide, de ce regard qu’ont les jeunes gens désabusés par la vie.
« Tu voudrais pas inviter tes potes, des fois ? »
Voilà ce que lui demandait son frère, les bras croisés contre son poitrail, de cette posture qu’ont les adolescents sceptiques et rebelles.
« Ils sont occupés. »
Voici ce que lui répondait son aîné, les yeux perdus dans le vide, de ce regard qu’ont les jeunes gens désabusés par la vie.
Et le flavescent mentait. Rien n’allait, il n’avait pas de devoirs (ou plutôt, il les avait déjà faits) et ses amis n’étaient pas occupés.
Aussi étonnant que cela puisse paraître, le jeune homme avait des amis. Ils n’étaient pas nombreux, se comptaient sur les doigts d’une main, et ne lui apportaient aucun réconfort. Pouvait-on alors parler « d’amis » ? il ne le pensait pas. Néanmoins, bien qu’il se sente mentalement seul auprès d’eux (
lonely), au moins n’était-il plus seul physiquement parlant (
alone).
C’était d’ailleurs avec ses amis qu’il se trouvait actuellement, dans un bâtiment de restauration rapide dont nous tairons le nom – car ces soi-disant restaurants détruisant la santé ne sont pas assez importants pour figurer totalement dans cette œuvre. Autour de lui, le monde vivait, commandait de la nourriture grasse et des boissons censées être sans sucre (là où elles en étaient, au contraire, remplies), discutait et riait bruyamment ; et ses amis ne faisaient pas exception.
Les amis du flavescent n’étaient pas tous des
hypokhâgneux ; l’une d’entre eux, à vrai dire, était en
khâgne, soit en deuxième année de Lettres Supérieures. Nous ne dévoilerons pas son nom car il a trop peu d’importance (pour le moment, du moins) ; l’information censée piquer notre intérêt, néanmoins, est la suivante : elle était en
khâgne, certes, mais plus important encore, elle était la marraine du jeune homme. Ce qui signifiait qu’elle devait le guider sur la bonne voie, celle de l’élève parfait d’
hypokhâgne, soit celui travaillant avec acharnement tout en ayant une vie sociale à côté. Une tâche des plus dures, en somme.
Sa couleur préférée était le bleu, comme en témoignaient ses cheveux teints et ses vêtements : la jeune femme, qui approchait la vingtaine, portait un chandail bleu barbeau en lin aux manches larges et trop longues ; la droite était effilée, et elle [la jeune femme] ne cessait de tenter d’en arracher les fils (une opération qui se révélait ratée : à chaque fois qu’elle tirait sur un fil, même lorsqu’elle l’enroulait autour de son doigt pour augmenter ses chances de le rompre, celui-ci s’agrandissait, effilochant de plus en plus son chandail). Avec ce haut fait de matière végétale, un pantalon bleu ardoise en coton tombait sur ses chevilles ; sa coupe était droite, et une ceinture en plastique bien longue et épaisse (si longue et épaisse qu’elle dépassait de sous le chandail) serrait le bas afin qu’il ne glisse pas. Ses pieds étaient cachés dans des chaussures de sport en coton, de couleur bleu charrette ; la jeune femme n’était pas particulièrement sportive, il était juste habituel pour les gens de la ville – voire du pays – d’en porter lorsqu’il fallait parcourir de longues distances ; les lacets étaient soigneusement noués, formant par pied deux boucles ovales et un nœud serré au centre.
Attardons-nous maintenant sur les accessoires ; car elle en portait ! sans doute était-ce par souci de coquetterie. À son poignet droit se trouvait un bracelet, si grand qu’elle avait dû l’enrouler plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il atteigne l’entrecoude ; l’accessoire était composé de petits éclats de pierre précieuse – de lapis-lazuli, pour être précis –, qui se rapprochaient à la fois du carré et du rond, tous reliés ensemble par un fil noir. À ses doigts, de nombreuses bagues ; trop pour que ce soit harmonieux, ses mains semblaient surchargées ; anneaux en argent, fins, larges ; des bagues plus basiques, avec des motifs, des perles, courtes, longues ; en somme, des mains bien chargées : il y avait une bague et un anneau sur la gauche, deux anneaux et une bague sur la droite. À ses oreilles, deux créoles bleu électrique ; on pouvait également voir, sur le haut de l’oreille gauche, à l’hélix plus précisément, un anneau d’acier se balancer de gauche à droite, parfois tenter de s’envoler vers le haut : c’est qu’elle était piercée, la jeune femme.
Parlons à présent de son visage : sans doute était-elle née avec une face disgracieuse, toute rougeoyante et larmoyante, mais ce n’était à présent plus le cas. Son épiderme avait, avec l’âge, quitté le teint rougeâtre pour devenir la peau beige, douce et sans imperfection ; sans doute prenait-elle soin d’elle, s’appliquait-elle un masque deux fois par semaine, se nettoyait tous les jours le visage avec un savon spécialement fait pour cela. Ses cheveux teints en bleu roi étaient coupés courts sur le devant, mais retombaient le long de sa nuque sur le derrière ; deux mèches lisses soigneusement coiffées de part et d’autre de son visage cordiforme tombaient devant ses yeux, la droite plus longue que sa voisine. Ses sourcils aussi étaient teints, fins, de forme ronde et avec un arc de taille moyenne. Ses yeux étaient de forme ronde (comme ses sourcils), plus rapprochés qu’autre chose (sans que ce soit hideux) et de petite taille (ce qui lui donnait un air plus âgé ; on la pensait plus avoir la première moitié de la vingtaine, que dix-neuf ans) ; leur couleur était celle du bleu ciel, couleur naturelle, non pas faussée par des lentilles. Son nez était long, convexe, avec un léger creux à sa naissance ; les narines étaient étroites. Finalement, sa bouche : de couleur naturellement rosée, elle était en forme d’arc de Cupidon ; la lèvre inférieure était plus large que la supérieure. Ces dernières étaient en train de bouger à toute vitesse.
Son nom ayant peu d’importance, nous l’appellerons la Fille Bleue.
La Fille Bleue était donc en train de parler, vivement, rapidement, hâtivement ; plus elle déblatérait, plus ses lèvres formaient un sourire en croissant de lune. Que racontait-elle ? oh, rien de bien important, du moins du point de vue du flavescent. Celui-ci avait le nez penché vers la table sale du « restaurant », ses doigts fins entourant son
cheeseburger ; il croqua dedans sans conviction. Et tandis qu’il mâchait difficilement sa bouchée (qu’il était las), il écouta d’un air faussement intéressé l’histoire de la Fille Bleue : cette dernière lui racontait pour la énième fois de la journée comment son chat, dont il avait oublié le nom, avait foncé tête la première dans la baie vitrée menant au balcon. Si, au début, l’histoire aurait pu être drôle (le flavescent n’avait pensé, à vrai dire, qu’un « pauvre bête »), elle commençait à présent à être redondante. La Fille Bleue avait une fâcheuse tendance à radoter, comme une petite vieille, à raconter encore et encore des événements passés depuis parfois bien longtemps.
Le fromage n’était pas bon, le steak trop cuit et le pain trop mou ; pourtant, il continuait de gâcher son argent dans cette nourriture bas de gamme. Peut-être était-il masochiste ; peut-être aimait-il faire souffrir son palais. La vérité était ses amis :
ils étaient ceux l’emmenant dans cet endroit aux murs à la peinture verte défraîchie. Lui ne détestait pas la restauration rapide, tout comme il ne l’aimait pas : nous dirons qu’il n’avait pas de véritable avis sur la question, à part que la nourriture venant de là-bas était dégoûtante, grasse, mauvaise pour la santé. Mais en avait-il quelque chose à faire ? plus maintenant.
Aux côtés de la Fille Bleue se trouvait un jeune homme habillé tout de brun – et que cela le rendait fade ! Son nom n’étant aucunement important, nous l’appellerons le Garçon Brun.
Le Garçon Brun était donc à côté de la Fille Bleue, en train de déguster des petits morceaux de poulet frits. Il croquait en plein dedans, les arrachait en deux, et mâchait bruyamment tout en riant – tout aussi tapageusement. Le flavescent pouvait voir la nourriture être réduite en bouillie par ses molaires légèrement jaunies par le café qu’il ne cessait de boire – il en avait un grand gobelet, posé devant sa main droite – ; il était dégoûté. Lentement, il reposa son
cheeseburger et s’essuya à l’aide de la serviette en papier rêche sur son plateau.
Le Garçon Brun était le meilleur ami de la Fille Bleue ; il ne pouvait d’ailleurs pas être que son meilleur ami, vu à quel point il était proche d’elle (soit : toujours là auprès d’elle, en train de rire à ses moindres propos, la regardant bien trop longtemps pour que ce soit innocent). Il n’était ni en
khâgne, ni en
hypokhâgne ; il était à l’université, après avoir fait une classe préparatoire TPC (Technologie, Physique et Chimie) durant deux ans – « le temps de trouver sa voie », disait-il –, et aspirait à devenir professeur de mathématiques pour collège.
La couleur préférée du Garçon Brun était le marron – le brun, pour être précis –, aussi fade et insipide que celle-ci soit ; il portait une chemise beige clair en lin trop serrée, qui laissait voir la forme de ses pectoraux (ils étaient musclés ; l’homme allait à la salle de sport tous les samedis, sans exception). Une cravate en coton couleur sang de bœuf était nouée autour de son col, jurant avec la veste de costume en polyester alezan encore neuve qu’il portait ; cette dernière lui faisait des épaules trop droites pour que ce soit naturel ; déjà que ces dernières étaient larges ! Les manches, trop courtes, dévoilaient celles de la chemise ; au moins n’étaient-elles pas effilées, ou déchirées. Le pantalon était lui aussi de couleur alezan, et fait de polyester également ; une ceinture se trouvait au bassin du Garçon Brun, faite d’un cuir couleur bistre : que cela jurait avec l’alezan et le beige clair de ses vêtements ! N’avait-il donc aucun goût vestimentaire ? Ne connaissait-il donc pas l’art du mariage des couleurs ? Bah ! peu importait, la faute était commise. Finalement, les chaussures : basiques, en cuir, couleur lavallière ; leur pointe était abîmée. Qu’y avait-il à dire de plus, à part qu’il n’avait véritablement aucun goût ? le flavescent lui-même voyait ces fautes de style.
Comme pour la Fille Bleue, passons aux accessoires. Se considérant comme masculin, viril, le Garçon Brun n’avait pas beaucoup de breloques ; il portait néanmoins une chose fièrement : il s’agissait d’un collier fait d’une chaîne en or, au bout de laquelle se trouvait une clé. Il arrivait à l’homme d’annoncer fièrement qu’il s’agissait de la clé ouvrant son cœur, le torse bombé et un large sourire aux lèvres. Et le flavescent se contentait de soupirer discrètement tout en levant les yeux au ciel ; pouvait-on faire plus niais ?
Nous pouvons désormais nous attarder sur le visage du Garçon Brun, plutôt banal, il fallait l’avouer : sa peau était sèche, le genre de peau souvent fine et belle, sans pores dilatés, mais moins souple, plus terne, rugueuse et rougie ; il était vrai que, si nous nous attardions sur l’en-dessous des yeux du Garçon Brun, à la frontière entre ses pommettes et ses paupières inférieures, nous pouvions remarquer quelques rougeurs caractéristiques de son type de peau. Néanmoins, le bronzage naturel qu’il avait rendait ses érubescences moins hideuses, ce qui n’était pas négligeable : cela le rendait constamment gêné, un peu pataud, maladroit, gauche. Ses cheveux n’avaient pas de teinture : ils étaient chocolat, lisses, plaqués contre son crâne à l’aide de gel. Deux mèches rebelles restaient debout, formant des épis sur son crâne : il avait beau passer sa main dessus – la recouvrant de gel au passage –, les deux mèches ne souhaitaient pas être aplaties ; sa coiffure mettait en avant son visage en triangle inversé, et dégageait ce dernier, laissant voir ses sourcils bruns, droits et avec un arc haut. Ses yeux, naturellement bleus, avait la couleur plus particulière du bleu céruléen ; ils étaient petits, profondément enfoncés et rapprochés, ce qui lui donnait un air quelque peu abêti. Sur son nez concave, légèrement creusé au milieu, dont la pointe s’élançait vers l’avant, reposait une paire de fausses lunettes carrées : sans doute souhaitait-il contrebalancer la stupidité légère de son visage avec l’intelligence que donnaient des lunettes ; ceci, néanmoins, ne le rendait que plus idiot. Pour finir, sa bouche : elle n’était pas rose ; plutôt beigeâtre. Ses lèvres étaient fines, la supérieure plus épaisse que l’inférieure, d’une manière déroutante ; ses lèvres étaient tournées vers le bas, ce qui, s’il ne souriait pas, lui donnait une moue constante.
Le Garçon Brun riait donc à l’histoire que radotait la Fille Bleue. Les deux faisaient la paire, pouvait-on dire.
Le flavescent tourna la tête vers sa gauche : là, en train de boire un immense gobelet rempli de soda (supposément sans sucre, mais nous savons tous que c’est faux), la seconde jeune fille du groupe buvait tout en souriant, bouche fermée – on ne voyait pas ses dents.
Elle était en
hypokhâgne, tout comme le jeune homme ; elle était à vrai dire la personne dont il était le plus proche, dans sa classe : cela ne signifiait pas qu’il
se sentait proche d’elle, plutôt qu’elle l’avait approché et qu’il ne l’avait pas rejetée, peut-être parce qu’il avait à l’époque encore l’espoir que tout irait bien, que cette année serait son année, que la classe de LS serait une bouffée d’air frais. Il fallait croire qu’il s’était trompé.
À l’époque, le flavescent était quelqu’un de sociable, d’extraverti : il aimait parler aux autres et se faire de nouveaux amis. Il racontait des blagues, riait, vivait. Mais tout cela avait changé ; tout d’abord, avec des symptômes banals : fatigue, stress, hypersensibilité, perte de poids. Toutes ces choses s’étaient suivies de lipothymies, sans qu’il aille jusqu’à faire des syncopes (bien heureusement). Ces épisodes de malaise qui le traversaient étaient dus à de grandes carences en fer et en vitamine D ; en somme, il devait manger des lentilles et prendre le soleil. Ce fut après son premier concours gris qu’il changea du tout au tout, laissant le stress pour le je-m’en-foutisme, et l’hypersensibilité pour l’apathie. Sa perte de poids s’arrêta ; il mangeait « convenablement » (après tout, n’était-il pas en train de manger un
cheeseburger jusqu’à ce qu’il voie le Garçon Brun ?), prenait du fer ainsi que le soleil, mais ne reprenait pas de poids. Il restait donc mince – on ne voyait ses côtes que s’il faisait un mouvement quelconque ; cela le rendait-il maigre pour autant ? il aimait à penser que non.
En somme, la plus grande différence entre le jeune homme d’avant concours gris et celui d’aujourd’hui était la tristesse devenue indifférence, voire lassitude.
Mais revenons à la jeune fille à côté de lui, sa seule camarade d’
hypokhâgne, toute de noir vêtue : nous l’appellerons la Gothique.
Sa couleur préférée, ou plutôt son ton préféré, semblait être le noir – bien qu’un peu de bordeaux parsème ses vêtements : la Gothique portait un long pull à col roulé noir d’aniline strié de bordeaux en laine, dont les manches trop longues venaient cacher ses mains fines et pâles. Elle ne cessait d’enrouler le bout de ses manches autour de ses mains, peut-être dans l’espoir de se réchauffer (le chauffage du bâtiment n’était pas opérationnel, et un panneau « Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée » était accroché sur l’un des murs). Avec son haut, toujours en noir d’aniline (mais sans bordeaux cette fois-ci), s’associait un pantalon en cuir, avec d’innombrables poches fermées par des boutons en métal ; son bas arrivait jusqu’au-dessus de ses chevilles, les pattes du pantalon semblant s’enrouler autour du mollet, le serrant légèrement. Une ceinture à rivets, également en cuir noir d’aile de corbeau, s’enroulait là aussi plusieurs fois autour de la taille fine de la jeune fille ; le devant du pull étant rentré dans le pantalon, on pouvait la voir [la ceinture] aisément. Finalement, elle portait de longues bottes en cuir (que du cuir, sur la Gothique !) bordeaux, entourées de petites ceintures qui permettaient de les attacher.
Les accessoires de la jeune fille, contrairement à ceux de la Fille Bleue, semblaient bien assortis et n’étaient pas trop nombreux ; elle en avait néanmoins plus que le Garçon Brun. Nous dirons qu’il y en avait un nombre « parfait », car elle voyait l’importance des accessoires sans en abuser. À ses mains se trouvaient deux bagues, une par main, toutes deux en argent : l’une était un anneau gravé de fleurs, assez large, à la naissance de son majeur gauche ; l’autre était bel et bien une bague, surmontée d’un crâne, sur son annulaire droit, encore une fois à la naissance de ce dernier. Un long collier se trouvait autour de son cou : il s’agissait d’un collier noir, en plastique, représentant une araignée ; ses yeux étaient représentés par des fausses pierres rouge cerise. Le collier tombait jusqu’à son ventre, et la Gothique étant assise, frôlait ses cuisses. Elle portait des boucles d’oreilles, petites, en forme d’étoiles rose incarnadin, qui s’accrochaient directement au lobe de l’oreille. Pour finir, sur son crâne se trouvait un bonnet déchiré, avec des anneaux d’accrochés dans le tissu, aussi bordeaux que les bottes. La Gothique gardait son bonnet, même en intérieur (sauf en salle de classe par peur d’être réprimandée).
Son visage était doux, en diamant, elle avait les pommettes hautes ; elle était jolie. Pas belle,
jolie. Sa peau était pâle, recouverte d’une poudre rosée afin de cacher ses veines – car sa peau était en vérité presque translucide – ; elle avait quelques imperfections, une peau mixte, quelques points noirs sur ses narines. Ce n’était pas sa faute, elle nettoyait régulièrement son visage, se faisait des masques, des soins au charbon, mais rien ne semblait fonctionner. Tant pis, cela n’enlevait rien à sa beauté – quoi qu’elle ne fût pas belle, simplement jolie. Ses cheveux étaient longs, noir charbon, lisses ; ils lui tombaient jusqu’au bas du dos, et une frange venait recouvrir ses sourcils fins et ronds, avec un petit arc. Ses yeux étaient grands, ce qui lui donnait un air plus enfantin, ainsi qu’en amande (ce qui contrastait avec cet air, justement, enfantin) ; ils étaient également bridés, et leur iris était d’une magnifique couleur fauve. Enfin, ils étaient éloignés du nez. Celui-ci, en trompette, retroussé, était très court et sa pointe n’était ni ronde, ni plate. Finalement, sa bouche : de couleur noir ébène, par suite de l’application de maquillage, elle était en forme de cœur, et la lèvre inférieure était plus fournie que la supérieure.
Ainsi, la Gothique était en train de boire à la paille son soda, une main baguée fine tenant le gobelet ; son sourire illuminait les environs.
Elle était peut-être bien la seule personne de ce groupe que le flavescent ne supportait pas (il n’avait, à vrai dire, pas besoin de la supporter, tant elle était peu désagréable). Il supportait la Fille Bleue et le Garçon Brun ; il tolérait leur présence plus qu’insupportable. La Gothique, elle, savait être discrète lorsqu’il le fallait, ne radotait pas, ne mâchait pas tout en riant, faisait attention à ne pas heurter son indifférence. Elle semblait plus sourire par politesse envers la Fille Bleue, que par réel amusement. Sans doute était-elle elle aussi lassée par cette histoire de chat et de baie vitrée.
Elle détourna le regard de la Fille Bleue, qui s’esclaffait en frappant la table de la main (faisant trembler cette dernière), pour poser ses yeux fauves sur le flavescent : il lui rendit son regard. Alors, elle lui offrit un sourire, qui cette fois-ci montrait des dents pas forcément droites, mais blanches, si l’on oubliait les quelques taches sombres provoquées par le rouge à lèvres. Le flavescent le lui fit remarquer en grimaçant à son tour, puis en tapotant ses incisives supérieures. Aussitôt, la Gothique couvrit sa bouche de sa main, ses pommettes hautes remontèrent encore un peu (elle souriait) et il devina qu’elle passait sa langue sur sa dentition presque parfaite. Elle le remercia d’une tape sur l’épaule, le sourire aux lèvres.
Dehors, l’hiver régnait. Il ne neigeait pas encore (nous étions en début de saison), mais les pluies étaient rudes et gelées. Les rues étaient trempées, le vent soufflait – tellement fort qu’il repoussait les passants – et le ciel s’assombrissait. Les yeux saphir du flavescent regardaient par l’une des fenêtres du bâtiment ; sa joue posée dans le creux de sa main, il soupira (d’un soupir long et bruyant, tel un dernier souffle de vie).
Aussitôt après, alors qu’un enfant passait à côté d’eux en hurlant, le silence se fit à la table. Tous avaient cessé de sourire, et fixaient le jeune homme : la Fille Bleue semblait vexée, le Garçon Brun offusqué, et la Gothique gênée. L’instinct de survie du flavescent lui envoya un message : Danger, avec un grand D. Plus particulièrement, un danger social ; quelque chose allait mal tourner.
L’ambiance autour de la table était lourde. La Fille Bleue semblait toujours vexée : mais pas vexée d’une façon qui la rendrait détestable ; pas vexée en faisant la moue, sourcil haussé et éclairs dans les yeux. Vexée avec l’incompréhension sur le visage, le regard un peu sombre du fait d’une tristesse soudaine, les lèvres pincées. Elle n’était pas froissée, non : elle était blessée.
Le Garçon Brun, lui, était offusqué : mais pas l’offuscation légère, celle qui était plus due à la surprise ; non, il était réellement scandalisé, outré,
offensé. Il avait les sourcils froncés, les lèvres également pincées, le regard lui aussi assombri ; mais pas d’une tristesse soudaine, telle la Fille Bleue. Non, d’une colère qui menaçait, comme un orage qui se préparait.
La Gothique, quant à elle, était gênée : pas de la gêne jugée adorable qui nous touche lorsque, les joues rouges et la bouche soudainement sèche, nous discutons avec notre béguin des trois prochains mois ; plutôt la gêne qu’ont les enfants invités par leurs amis chez ces derniers, et que, d’un seul coup, une dispute de famille incluant l’ami(e) et les parents éclate. Elle semblait comme se mordiller l’intérieur de la joue, car cette dernière était rentrée ; son regard vagabondait de gauche à droite, de haut en bas, en diagonale. Au moins celui-ci [le regard] n’était-il pas assombri. Et ses sourcils, ses sourcils qui contribuaient à la rendre si jolie, étaient plissés dans une mine inquiète.
L’enfant repassa sans cesser de hurler. Un adulte – sûrement l’un de ses parents – le fit taire d’un « Chut ! » autoritaire.
Le flavescent refit un tour de table des yeux, passant de la Fille Bleue, au Garçon Brun, pour arriver à la Gothique. Vexation, offuscation, confusion. Blessure, colère, gêne.
Il n’osait ouvrir la bouche ; peut-être valait-il mieux qu’il se taise, en effet. Après tout, la Fille Bleue le fixait d’un air blessé ; après tout, le Garçon Brun lui lançait un regard noir ; après tout, la Gothique évitait de croiser ses yeux saphir.
Ce fut après une longue minute de silence que le Garçon Brun ouvrit la bouche ; alors il dit, d’un ton agacé :
« On t’embête,
Ventus ? »
Lorsque son nom fut prononcé au complet, le flavescent comprit pour de bon qu’il y avait un problème – ou plutôt, il put l’affirmer avec certitude.
Ses amis ne l’appelaient jamais par son nom complet, préférant le diminutif « Ven’ ». Lorsque ses amis l’appelaient « Ventus », c’était que quelque chose n’allait pas. Voilà pourquoi le flavescent se trouvait désorienté : qu’avait-il fait pour que le Garçon Brun réagisse ainsi ?
« De quoi tu parles ? », balbutia-t-il en la fixant avec des yeux ronds.
« On t’embête, Ventus ? »Il ne pouvait s’empêcher de repenser à cette phrase. Il la repassait dans sa tête, encore et encore : il parlait forcément de l’histoire avec le chat de la Fille Bleue ; certes, il en avait assez. Il était las de l’entendre [la Fille Bleue] radoter depuis le début du midi. Mais il était trop bien élevé pour le lui dire en face (voire, pour le lui montrer).
Il devait également parler de leur comportement à tous, car il n’avait pas dit « La Fille Bleue t’embête », mais «
On t’embête ». Et dans ce cas, le flavescent ne pouvait que se retenir de répondre « Oui » ; oui, ils l’embêtaient ! Ou plutôt,
il [le Garçon Brun] l’embêtait. Avec ses lunettes qui lui donnaient un air vaguement intelligent – moins bêta, pour tout dire –, son rire bruyant, gênant, énervant ; et sa manie de manger la bouche ouverte, répugnante comme tout.
La Fille Bleue posa sa main sur l’épaule du Garçon Brun, ce qui sembla le calmer quelque peu. Il se recula, se tassa dans sa chaise et croisa les bras, l’air grognon. Après qu’il fut déclaré hors combat par le doux toucher d’une femme, celle en question entra en tant que nouveau gladiateur dans l’arène. Car la table était devenue arène de combat, où combattaient les gladiateurs ; le flavescent était l’un d’entre eux. Il avait son glaive dans une main, son bouclier en bronze dans l’autre, son corps chétif croulant presque sous son armure faite de métal et de cuir, prêt (ou non) à combattre ses anciens frères et sœurs ; à moins qu’il ne s’agisse d’un bestiaire, qu’il ne combatte des fauves, qu’il ne soit entouré de bêtes sauvages. Il avait envoyé le lion au tapis (ou plutôt, il [le lion] avait été envoyé au tapis par sa cousine) ; à présent, il était contre la tigresse.
Tigresse qui tenta de l’amadouer de ses doux yeux aussi bleus que le ciel, une patte aux griffes courtes se rapprochant subtilement de sa main, une sorte de miaulement sortant d’entre ses babines ; un miaulement hypnotisant, qui contenait tant de tristesse que s’il n’était pas las de la vie, il en aurait eu le cœur brisé :
« Mon histoire t’ennuie,
Ventus ? », demanda la Tigresse au Gladiateur.
L’oubli de surnom ramena le Gladiateur à la réalité : vivement, il serra le manche de son glaive aiguisé et, d’un coup que les plus grands samouraïs envieraient, trancha la tête de la bête.
Il fallut au flavescent tout le sang-froid du monde pour ne pas hurler un « Oui, elle m’ennuie ! » à sa marraine
khâgneuse. À la place, il se mâcha la lèvre inférieure (c’était un tic qu’il avait lorsqu’il était agacé) et détourna le regard vers la fenêtre, haussant nonchalamment les épaules : ce n’était pas une réponse. Elle ne pouvait rien déduire de ce geste fait avec flegme.
Et pourtant, il ne sut comment, elle réussit à le prendre mal : elle qui allait frôler ses doigts, elle se retira subitement, les yeux écarquillés et la bouche entrouverte. Un peu plus et ses lèvres trembleraient, semblait-il ; quoi, était-elle sensible à ce point ? Il ne la reconnaissait plus.
« Mon histoire t’embête. », affirma-t-elle d’un ton blessé.
Le flavescent eut envie de lui répondre « Non, bien sûr que non ; j’adore entendre pour la vingtième fois de la journée l’histoire de ton chat se prenant la baie vitrée ; regarde, je rigole ! Haha ! », mais ce serait mentir. Et puis, ne sentirait-on pas l’ironie de ses propos ?
Il ne sut quoi répondre – c’était un euphémisme. Alors, il se força à être gêné ; se força parce qu’il ne comprenait pas en quoi il
devait se sentir gêné. Il était devenu quelque peu étrange socialement parlant, à force de voir s’éclipser son envie de vivre (son éclat de vie) ; il avait oublié comment se comporter afin d’être bien vu, ne savait plus qu’être stoïque, indifférent, fatigué.
C’est pourquoi il se contenta (d’une manière assez maladroite, si nous parlons franchement) de reprendre son
cheeseburger entre ses mains et de croquer dedans. Le fromage n’était pas bon, le steak trop cuit et le pain trop mou ; et il était froid.
L’ambiance autour de la table devint électrique : la Fille Bleue avait toujours les yeux écarquillés, les sourcils haussés par le choc ; le Garçon Brun s’était de nouveau penché en avant, lèvres retroussées ; la Gothique avait la tête baissée, les doigts entremêlés.
« Tu devrais t’excuser,
Ventus. », murmura la Gothique.
Il ne sut comment elle avait réussi à se faire entendre malgré le bruit ambiant ; sans doute était-elle magicienne. Néanmoins, il y avait un problème : elle avait utilisé son nom complet. Le flavescent continua de mâcher sa bouchée de
cheeseburger, l’air blasé, avec un sourcil d’arqué. Il lui demandait silencieusement, malgré sa vexation du fait de ne pas se faire appeler « Ven’ » : « Pourquoi ? », ou plutôt : « Pourquoi devrais-je m’excuser, alors que je n’ai rien fait de mal ? »
La jeune fille parut le comprendre, car elle explicita :
« Ce que tu as fait, même si tu ne l’as pas fait dans le but de blesser, était… (Elle sembla chercher ses mots.) … heurtant. Tu devrais t’excuser, hm ? Comme ça, on pourra oublier, et tout ira mieux. »
Elle voulait bien faire, le flavescent le voyait. Elle lui parlait avec douceur, un léger sourire aux lèvres, remettait constamment ses cheveux derrière ses oreilles (elles étaient petites et rondes, comme celles d’un chimpanzé), avait le regard fuyant. Elle était gênée par cette tension, et n’osait s’affirmer par peur de ses aînés ; la Fille Bleue et le Garçon Brun étaient plus âgés qu’elle, alors ils avaient forcément raison de réagir ainsi, n’est-ce pas ? La Gothique était trop respectueuse ; elle pouvait être aussi féroce qu’une lionne, protectrice qu’un tigre protégeant ses petits lorsqu’il s’agissait du flavescent, mais elle pouvait également se ratatiner, oublier qui elle était, devenir quelqu’un de lambda, de banal, d’ordinaire lorsque l’éducation de ses parents revenait la gronder : chassez le naturel, il revient au galop, dit-on. Dans ce cas-ci, il faudrait plutôt parler d’éducation trop sévère, qui lavait le cerveau, qui nous faisait enfiler nos propres chaînes. La Gothique avait, comme tout le monde, ses propres souffrances : l’une des plus grandes était sûrement qu’elle ne pouvait, en présence « d’adultes », être elle-même.
Le flavescent ne comprenait toujours pas ce qu’il avait fait de mal. Il n’avait fait que soupirer ; n’en avait-il pas le droit ? il semblait que non. Mais en comprenant la détresse de la Gothique, sa chère amie qu’il n’appréciait même pas, il eut pitié : son cœur de pierre réussit à se défaire de cette dernière, pour finalement se serrer. Il ne voulait pas s’excuser ; après tout, il ne culpabilisait pas. Mais pour elle, pour ses yeux fauves si paniqués, il le ferait.
Lentement, le jeune homme reposa son
cheeseburger. Il avala sa bouchée ; s’essuya les mains sur la serviette en papier rêche ; regarda la Fille Bleue dans les yeux. Son regard dériva vers son poignet droit : le lapis-lazuli était une pierre avec des vertus. Elle était supposée détendre les gens nerveux et les personnes souffrant d’hyperactivité cérébrale ; elle soutenait lors d’un travail nécessitant beaucoup d’attention intellectuelle, étudiant par exemple (en
khâgne, qui plus est) ; finalement, elle améliorait la mémoire et la vision.
Il n’eut pas pitié. La Fille Bleue pouvait bien avoir des problèmes, il ne l’appréciait guère (c’était même l’inverse), et ne pouvait donc pas avoir de la compassion envers elle. Était-il cruel ? peut-être, mais eux ne l’étaient-ils pas aussi ?
Les prochains mots sortirent sans difficulté, mais également sans émotion aucune :
« Je suis désolé de t’avoir blessée. »
Il suffit de ces six ou sept mots pour détendre l’atmosphère. À côté, l’enfant hurlant riait bruyamment, alors que l’adulte qui l’avait fait taire lui lançait un « Je vais te manger ! » taquin. La Fille Bleue et le Garçon Brun se mirent à sourire avec douceur, en même temps, d’un seul coup, tels deux machines ; le flavescent eut une pensée, comme quoi ils faisaient peur.
Lorsqu’il tourna la tête vers la Gothique, ce qu’il vit lui fit non pas plaisir, mais élimina ce sentiment étrange de pitié qu’il avait ressenti envers elle : elle buvait de nouveau son soda, les yeux plissés de joie, et avait la tête tournée vers lui (comme si ces yeux plissés lui disaient « Merci »). Le flavescent secoua doucement la tête, son cœur redevint pierre, et il reprit son cheeseburger.
Au moins pouvait-il repenser à ses options de mort.
[...]
Le flavescent rentra chez lui trempé, la capuche sur le crâne et le tissu du manteau assombri par les gouttes de pluie. Il avait bataillé contre sa porte d’entrée : comme d’habitude, la clef s’était coincée dans la serrure.
Lui et sa famille habitaient un appartement d’un des immeubles d’une résidence ; ce premier n’était ni trop grand, ni trop petit, de taille convenable, avec trois chambres (au départ, il n’y avait que deux chambres et une pièce non-utilisée : il fut décidé, lors de la préadolescence du flavescent, de le séparer de son cadet afin de préserver son intimité [celle du flavescent]), une cuisine, une salle de bains avec des toilettes, ainsi qu’une salle à manger qui faisait également office de salon. Dès lors que la porte d’entrée était ouverte, on atterrissait dans un couloir avec une autre porte à son extrémité gauche : il s’agissait de la salle de bains. Si l’on tournait à gauche, on entrait dans la salle à manger, qui faisait également office de salon ; si l’on tournait à droite, en revanche, on tombait sur une suite de portes menant respectivement à la cuisine, à la chambre des parents, et à la chambre du cadet. Toutes ces portes étaient disséminées le long du mur du couloir – quoique la cuisine n’avait qu’une grande ouverture rectangulaire. La chambre du flavescent, elle, se trouvait au bout du couloir, sa porte de placée sur le mur adjacent ; ce fut là qu’allât le jeune homme.
Il marcha d’un pas hâtif, son sac sur l’épaule ; une fois entré dans sa chambre, son territoire, son abri, il jeta ce premier [le sac] sur son lit plutôt que sur le sol – son ordinateur portable était à l’intérieur, et il souhaitait éviter une dispute inutile avec sa mère. Prestement, il retira son manteau et l’accrocha à l’une des portes de son armoire (elle était creusée dans le mur, et avait trois portes). Il retira ses chaussures sans même utiliser ses mains, à l’aide de ses orteils, puis les lança au pied de son lit (celui-ci était contre le mur opposé à la porte, sous la fenêtre). Lorsqu’il eut enlevé tout cela, il alla s’affaler sur sa couche, tête contre l’oreiller. Son sac le gênant, il l’attrapa avec difficulté – il dut se contorsionner afin de réussir l’opération – et le déposa près de ses chaussures. Il se rallongea tout de suite après.
Une heure passa, durant laquelle il dormit à poings fermés. Lorsqu’il se réveilla, il se trouva dans une sorte de brouillard, du genre qui endort tous nos sens. Perdu dans la brume du post somnum, ce fut la porte d’entrée claquant et la voix nasillarde de sa mère retentissant qui le guidèrent hors du crachin.
« Il y a quelqu’un ? », s’égosilla-t-elle.
Devait-il sortir de sa chambre pour aller la saluer ? ou viendrait-elle d’elle-même vérifier qu’il était toujours en vie ? Il arrivait à la mère de dire à son aîné, lorsqu’elle entrait dans sa chambre sans frapper, qu’elle « vérifiait s’il respirait toujours ». Si elle savait ; si elle savait que son fils avait rêvé maintes et maintes fois de suffoquer ! ainsi, il partirait, souffrant mais heureux.
Le flavescent décida d’attendre que sa génitrice vienne d’elle-même ; et si elle n’arrivait pas, tant mieux (ou tant pis).
Toc, toc.
« Ven’ ? », appela sa mère après avoir frappé.
La porte s’ouvrit.
La mère du flavescent débutait la quarantaine, comme le témoignaient les rides creusant son visage. Sa couleur préférée était le beige, couleur fade, aussi fade que tout ce qu’elle touchait ; elle portait une chemise en coton de cette couleur, sans aucun pli, dont les manches étaient cachées par un tailleur basané coupé droit à manches longues. Aucun fil ne dépassait ; avec son haut allait une jupe elle aussi en coupe droite, une jupe crayon, comme on les appelait. Elle portait avec, pour qu’elle ne glisse pas, une ceinture en cuir beige clair ; elle était bien serrée, et faisait ressortir le peu de ventre qu’avait la quarantenaire. Elle portait de longs collants vanille et ses petits pieds étaient cachés par des escarpins de la couleur du sépia. Malgré le froid ambiant, elle portait une tenue pouvant être considérée comme légère pour la saison ; elle était bien obligée de faire ainsi, à cause de la pression de la société sur elle. Elle était une femme dans un monde régi par la patriarchie, et l’on n’aurait cessé de la juger si elle était allée travailler habillée plus chaudement.
Elle portait des accessoires ; mais pas beaucoup, l’on aurait pu dire qu’elle n’en portait pas assez. Cela la rendait fade, sans personnalité : une figure en tailleur, une fourmi comme les autres allant travailler dans la fourmilière. Elle portait une alliance à sa main droite, à son annulaire pour être exact ; sur le même doigt, une bague avec un morceau de diamant, de petit carat, dont l’anneau était en métal. De loin comme de près, le diamant faisait penser à une rose, bien qu’il n’en ait pas la forme. À son poignet gauche se trouvait un bracelet fin en or, une sorte de petite chaînette qui glissait le long de son bras et menaçait régulièrement de tomber (il fallait qu’elle ferme le poing afin de garder le bijou autour de son poignet). Finalement, à ses oreilles se trouvaient deux boucles d’oreilles fines et longues, qui bougeaient à chaque fois que la mère dodelinait de la tête.
Son visage avait été beau, mais se ratatinait désormais de plus en plus ; la vieillesse ne lui réussissait pas, dirons-nous. Sa peau était blanche, presque pâle, et semblait manquer désespérément de soleil : elle était un peu grise, pour tout dire. Des boutons de fatigue et de stress parsemaient son visage, rendant sa peau imparfaite ; elle était grasse, brillait, n’était définitivement pas attirante. Ses cheveux blonds étaient, comme ceux du flavescent, de la couleur du blé (bien qu’un peu ternes, sans doute parce qu’elle n’avait plus le temps de prendre soin d’elle, qu’elle stressait et que le soleil n’était plus – ou très peu – présent). Ils étaient longs, attachés en un chignon qui commençait à se défaire (sans doute avait-elle couru partout, aujourd’hui encore), et deux mèches encadraient son visage ovale, le rendant moins grossier, plus harmonieux. Ses sourcils avaient un léger angle et un arc médium, étaient aussi flavescents que ses cheveux, et lui donnaient un air à la fois doux et sérieux, compréhensif et froid (l’un semblait ne pas pouvoir exister sans l’autre, chez elle). Ses yeux tombaient, étaient pourvus de poches sous les yeux (les cernes étaient violets), de forme ronde ; le bleu saphir brillait autour de ses pupilles. Ils étaient rapprochés, lui donnant un air quelque peu stupide, mais bienveillant tout de même ; leur taille était petite, ils la vieillissaient plus qu’autre chose. Son nez était petit et en trompette. Sa bouche, elle, était gercée, recouverte d’un rouge écrevisse, longue avec des lèvres fines ; l’étrangeté de sa bouche était l’arc de Cupidon, qui était presque invisible tant il était petit et fin. Ses lèvres étaient semblables à celles d’un poisson chauve-souris, poisson jugé répugnant ; elle faisait penser à l’actrice américaine Holland Roden, ou à l’actrice française Mélanie Thierry.
Ainsi, sa mère était entrée dans sa chambre et semblait épuisée.
« Ça va, chéri ? », demanda-t-elle avec un sourire fatigué.
Le flavescent hocha la tête. Sa mère eut un long soupir, les yeux fermés ; elle se passa une main sur le visage. Le jeune
hypokhâgneux se força à prononcer ces quelques mots :
« Et toi ? »
Son visage s’illumina lorsqu’il lui demanda son état ; comme la majorité des personnes, elle aimait parler d’elle, que l’on s’intéresse à elle, à sa vie, à son existence. Nous ne pouvons la blâmer pour cela : après tout, n’est-ce pas agréable, de voir l’intérêt des autres se porter sur nous ?
Elle ouvrit la bouche tout en retirant sa veste de tailleur et ses escarpins (comme son fils, elle utilisa ses orteils plutôt que ses doigts) :
« Oh, bien, bien ! ma journée s’est bien passée. Enfin (et ça commençait), si on oublie ma supérieure, qui m’a demandée d’être partout à la fois ! Qu’est-ce qu’elle croit, que je suis un robot ? Ha ! »
Le flavescent n’avait demandé que par politesse. Il se fichait de la journée de sa mère, qu’il adorait avant mais trouvait à présent fade, sans vie, sans intérêt aucun. Il l’écouta, cependant ; ou plutôt, fit semblant de l’écouter. Elle babillait, s’arrêtait parfois pour voir s’il suivait, et il hochait la tête sans la regarder. Cela semblait lui suffire, puisqu’elle ne le grondait pas pour manque d’attention.
Durant son histoire, elle se dirigea vers le salon ; son fils la suivit nonchalamment. Alors qu’ils passaient dans le long couloir menant aux diverses pièces de l’appartement, la porte menant à la chambre du petit frère s’ouvrit. Le flavescent tourna la tête : là, des écouteurs dans les oreilles, un chandail trop grand sur lui et les jambes nues (sans doute portait-il un sous-vêtement), le cadet toisait. Il toisait son aîné et sa mère, les yeux plissés et le menton relevé, d’un air hautain qu’il ne contrôlait pas. Un regard réprobateur de sa génitrice et il laissa tomber cet air ; il eut, à la place, un visage froid, qu’il ne contrôlait pas non plus (vu qu’il s’agissait de son expression naturelle). L’adolescent était rebelle, se trouvait
cool, voulait piercings et tatouages.
« T’étais là, toi ? »
Furent les mots violents que prononça le cadet pour son frère. Ce dernier ne réagit pas, trop habitué : le rebelle ne le faisait pas exprès, c’était là son ton quotidien. Il croisa les bras, pencha la tête sur le côté, attendit sa réponse. Le flavescent allait ouvrir la bouche lorsque leur génitrice s’offusqua :
« Comment tu parles à ton frère, toi ! »
Le rebelle se prit une claque derrière la tête, ce à quoi il répondit par un petit « Aïe ! ».
« Je l’ai pas entendu, c’est bon ! Lâche-moi !
— Comment tu me parles ?!
— Roh, tu me soûles !
— Parle mieux !
— Je parlerai mieux quand tu me respecteras ! »
La porte claqua violemment, et tout l’appartement sembla trembler. Le flavescent ne put s’empêcher de grimacer : c’est qu’ils faisaient du boucan, tous les deux.
Lorsque sa mère soupira, il tourna la tête vers cette dernière : elle se pinçait l’arête du nez. Pendant un instant, il eut pitié d’elle.
« Cet enfant…, marmonna-t-elle tout en secouant la tête. Il ne t’a pas blessé, c’est bon ? »
Il secoua la tête. Il n’avait aucune raison d’être vexé : son frère n’était pas quelqu’un de méchant ; il ne savait juste pas s’exprimer avec le bon ton. Les gens avaient une tendance à le penser violent, là où il avait juste, tout comme son aîné, du mal à s’intégrer parfaitement dans la société. Néanmoins, il avait des amis ! des amis que le flavescent considérait comme idiots, mais des amis tout de même. Après tout, qui était-il pour valider ou non les fréquentations de son cadet ?
« Tu veux bien… aller lui parler ? demanda la mère avec un énième soupir. Il ne m’écoute plus, et tu as toujours été son héros. »
« Plus maintenant, maman, souhaitait-il lui dire. À présent, je ne suis plus que l’ombre de moi-même ; j’ai été remplacé par une copie fade et morne, lasse de la vie, qui ne souhaite que mourir dans l’espoir d’un avenir meilleur. Ce que je dis est contradictoire, n’est-ce pas ? Après tout, comment puis-je avoir un avenir si je meurs ; j’aurai un avenir dans l’Au-delà, ou peut-être dans l’En-dessous. J’irai sûrement en Enfer pour avoir jeté la vie que Dieu m’a offerte, mais tant pis. Mon malheur – ou plutôt, mon ennui – est trop grand pour que je reste en vie.
« Alors, je ne suis plus son héros : parce que je ne suis plus grand, ni fort, ni vaillant. J’ai perdu ma joie de vivre en allant en
hypokhâgne, mais tu ne comprends pas, tu ne m’écoutes pas, tu ne sympathises pas. Je ne peux pas t’en vouloir, tu as tes propres problèmes, tu n’as pas besoin des miens en plus ; tu as un mari gras à satisfaire, un fils ingrat à maîtriser, et je suis devenu ta bouée de sauvetage du fait de ma soi-disant perfection. Je suis le fils que tu aurais préféré fille ; pour combler ce manque, j’ai décidé d’avoir des bonnes notes, une vie sociale, des rêves qui te plaisaient
à toi : je ne peux pas t’en vouloir, tout est ma faute. Je t’ai laissée miroiter des rêves pour ma personne, qui ne me plaisaient guère. Je suis resté muet, incapable de te contredire, et je me dirige maintenant vers le métier d’avocat alors que ce dernier n’a jamais été mon rêve, mais le tien. J’aimerais juste écrire, encore et encore, jusqu’à plus soif, sans jamais m’arrêter ; le sais-tu ? Oui, mais comme toujours, tu t’opposes ; je ne peux te blâmer, tu as raison, le métier d’écrivain est trop instable pour notre société, car il reste affilié à l’Art. Néanmoins, ne pourrais-tu pas me soutenir ? Aujourd’hui, je n’ai plus la force de continuer mes ébauches, car je dois rester cet enfant parfait aux notes parfaites, aux amis parfaits, à la vie parfaite.
« Je n’ai plus la force de m’ouïr moi-même ; dans ce cas, comment veux-tu que mon frère, mon cadet, mon presque-jumeau m’écoute ? Il m’entendra, oui, mais mes paroles passeront à travers lui, ne traverseront pas son cœur, ne seront que nuisances à ses oreilles. Excuse-moi, maman. Excuse-moi car je vais dire oui, t’obéir, aller lui parler, feindre que tout va bien, lui donner une leçon de vie ; puis, j’irai te voir en privé, te dirai à quel point je hais la classe préparatoire, que je veux mourir, et tu me diras d’arrêter mon char(re). Je suis malheureux, fatigué, las ; je le vis mal, mais tout ira bien. Tout ira bien car, demain, je me suiciderai. »
« D’accord. »
Il frappa à la porte avec une douceur telle qu’il dut toquer une seconde fois pour être entendu. Sa mère se dirigea vers le salon. Alors que la télévision était allumée et que la porte s’ouvrait, le flavescent sourit : un vrai sourire, empli de sincérité et de bonheur.
Demain, tout cesserait.