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L'Atelier d'Écriture d'un Poisson-Pêcheur

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Dim 22 Déc - 17:32
Danse Avec les Morts
Avant-Propos

Aux merveilleux lecteurs de ce merveilleux forum, cet avant-propos a été écrit spécialement pour vous.

Être menacée de mort par mes proches est une chose que je qualifierais de commune, une chose faisant désormais partie de ma vie de tous les jours. Si cette information a sa place dans cet avant-propos, c'est bien parce que j'ai été menacée de mort pour poster cet écrit commencé à la fin du mois de septembre. Mais oublions le fait que l'une des administratrices de ce forum, que nous connaissons plus communément sous le surnom « Haribo », ait menacée de me tuer si je ne postais pas. Il s'agit d'une chose révoltante, certes, mais nous l'oublierons pour le bien de la communauté.

Passons.

Cet écrit que, j'espère, vous aurez le courage de lire jusqu'au bout, est l'incipit d'une fanfiction sur le jeu Kingdom Hearts que j'écris depuis la fin du mois de septembre, comme dit plus tôt. Sachez avant toute chose que cette histoire se déroule dans un univers alternatif ; il n'est donc pas nécessaire de connaître la franchise Kingdom Hearts pour comprendre mon récit. Vous raterez peut-être des références qui feront sourire ou froncer les sourcils aux connaisseurs de la saga, mais rien d'important ne sera codé, crypté, rendu impossible à comprendre pour les néophytes.

Un avertissement : ceci n'est pas une histoire joyeuse. Ou plutôt, si elle l'est, ce n'est que par moments. L'univers que je dépeins est un univers qui ne se vante pas d'être réaliste, mais plutôt sombre, dépeignant une vérité propre à l'individu qui est notre protagoniste.
Néanmoins, cet univers a une touche constante de bonheur : la nature. Car il faut la préserver, elle qui nous est si chère, sans qui nous ne serions rien. Protégeons-la en apprenant à l'apprécier de nouveau.

Je vous conseille comme ambiance sonore générale les chansons de l'artiste AURORA, dont la voix vous transportera, je l'espère, en terres inconnues et pourtant si familières. Si ses œuvres ne sont pas forcément adaptées à chaque partie de mon histoire (car certains passages méritent de rester sans bruit), certaines le sont à un point effrayant.

Je choisis de ne pas vous montrer le résumé de l'histoire, afin de vous permettre d'être surpris lorsque telle ou telle chose arrivera. Néanmoins, si vous souhaitez réellement le connaître, ma messagerie est toujours ouverte.

Je n'ai désormais plus grand-chose à dire ; je n'ai jamais été bien douée pour les présentations, et il s'agit de mon tout premier avant-propos. N'hésitez pas à me signaler des fautes si vous en voyez (normalement, il n'y en a pas, mais l'incipit faisant plus de dix mille mots, il se peut que l'inattention en ait laissé passer certaines [de fautes]). Une dernière chose : l'incipit sera séparé en deux messages, car Forumactif a une limite de dix mille mots concernant ces derniers. Il y a en tout quatre ellipses dans mon texte ; si je vous conseille de lire les deux dernières d'un seul coup, les deux premières peuvent être lues avec décalage.
Ne sachant que dire de plus, je me contenterai de vous souhaiter une bonne lecture, et de vous demander d'être dur(e)s avec moi. J'ai affreusement besoin de m'améliorer ; je suis fière de mon écriture, mais elle n'est pas encore parfaite. N'hésitez pas également à poser des questions, j'y répondrai avec plaisir.

Bonne lecture.
Danse Avec les Morts
Interface

« Il n’a su réchauffer ce cadavre hébété
Où coule au lieu de sang l’eau verte du Léthé. »
— Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Spleen et Idéal », Spleen III
Danse Avec les Morts
Incipit (1/2)
Suicide : acte de se donner volontairement la mort.
Il pourrait se pendre ; la corde frottant sa peau, la chaise vacillant sous ses pieds, lui suffoquant peu à peu ; il pourrait se pendre. Il pourrait avaler des médicaments ; les calmants faisant effet, l’alcool endormant ses sens, ses yeux se fermant paisiblement ; il pourrait avaler des médicaments. Il pourrait se tirer une balle dans le crâne ; sa main se serrant autour de l’arme de son père, cette première l’amenant contre sa tempe, ses doigts pressant la détente ; il pourrait se tirer une balle dans le crâne.
Il pourrait mourir, tout simplement.

Mort : perte définitive par une entité vivante (organe, individu, tissu ou cellule) des propriétés caractéristiques de la vie, entraînant sa destruction.
Le flavescent avait un frère – dont nous tairons le nom, car bien que cette information soit importante, elle n’est pour l’instant pas pertinente. Il ne l’aimait pas, ne le détestait pas, était plus las de lui qu’autre chose. Son frère, bien que plus jeune, était sa copie conforme : la même flavescence dans les cheveux, la même pierre de saphir bleu dans les yeux, la même silhouette fine et frêle. Son frère restait néanmoins différent de lui : là où l’aîné avait une peau d’albâtre, le cadet bénéficiait d’un teint bronzé ; là où l’aîné avait des sourcils blonds, le cadet les avait bruns ; là où l’aîné se noyait sous l’envie de mourir, le cadet débordait de joie de vivre.
Le flavescent allait sur ses dix-huit ans – encore une fois, cette information, bien qu’importante, n’est pas (encore) pertinente. Dix-huit ans était l’âge de la majorité, l’âge où l’oiseau était supposé quitter le nid, l’âge auquel les responsabilités de la vie d’adulte arrivaient. Son anniversaire serait le lendemain du jour où commence cette histoire : cela signifiait-il pour autant qu’il devait être heureux ? Il ne le pensait pas ; après tout, les anniversaires n’étaient que des événements célébrant l’année qui nous rapprochait de la mort. En somme, il n’avait aucunement hâte de fêter son passage à l’âge adulte ; tout comme il ne ressentait pas l’envie de rester jeune (et mineur) à jamais : son envie de mourir était bien trop pressante pour cela.
Le flavescent était un étudiant de première année en Lettres Supérieures – soit, un hypokhâgneux. Il était dans une classe préparatoire, d’un lycée ni trop bon, ni trop mauvais ; la classe d’hypokhâgne comptait quarante élèves en l’incluant – ils étaient au départ quarante-cinq, mais certains n’avaient pas eu la force de continuer. Sans doute aurait-il dû les rejoindre, mais il n’avait – ironiquement – pas la force de faire ainsi. Là aussi, il était plus las qu’autre chose. Il avait naïvement cru qu’il serait là-bas à sa place, ayant été un très bon élève durant ses années lycée ; il fallait croire qu’il s’était trompé. Pas que la classe préparatoire soit dure pour lui ; plutôt que ce n’était plus ce à quoi il aspirait.

Lassitude : état de grande fatigue morale.
Le mâle avait un nom, latin parce que ce dernier semblait rendre la face rougeoyante et larmoyante des nouveau-nés plus noble. Son nom signifiait de nombreuses choses, toutes reliées au même champ lexical : celui du vent. Il désignait supposément ce dernier, l’air en général, qu’il s’agisse d’un souffle banal ou de l’haleine ; cela voulait-il dire qu’il était partout à la fois ? Il était vrai qu’il avait souvent – pour ne pas dire tout le temps – été le premier en course (il était très rapide), mais ne serait-ce pas exagérer ?
En médecine, son nom signifiait « flatuosité » ; mais oublions cette signification, car qui nommerait son enfant d’après ce gaz particulier ? personne, du moins il l’espérait – mais avec l’Homme, il n’y avait pas beaucoup (voire pas du tout) d’espoir à avoir. Il y avait également le souffle de la fortune, de la renommée, la faveur populaire. Ainsi, il serait destiné à être populaire, connu, pas forcément adoré mais suffisamment chanceux pour mener ce que le monde considérait comme une « belle vie » ; il n’avait pourtant pas l’impression de la vivre, cette « belle vie ».
Oublions l’analogie qui rendrait le vent bruit, rumeur publique, nouvelle ; car elle ne collerait pas (plus) à notre flavescent, qui peut se montrer si muet. C’est qu’il n’est pas prolixe, le jeune homme. La troisième signification, qui se rapprocherait sans doute le plus de son état mental, serait également la plus juste : il signifierait l’orage, la calamité, le malheur. Et n’était-ce pas la vérité ? Cette vie dont il était las ne semblait que lui apporter désastre ; il était la tourmente de sa propre existence.

Ventus, était son nom.

Tout cela pour dire que le flavescent ressentait non pas une mélancolie, mais un spleen des plus profonds. Il lui arrivait de se penser Baudelaire lors du Spleen III : il était comme le roi d’un pays pluvieux, riche, mais impuissant, jeune et pourtant très vieux, qui de ses précepteurs méprisant les courbettes, s’ennuyait avec ses chiens comme avec d’autres bêtes. L’instinct de mort se faisait de plus en plus ressentir.
Depuis qu’il avait lu Les Fleurs du Mal pour son année d’hypokhâgne, et depuis qu’il avait dévoré les quatre Spleen, le flavescent considérait Charles Baudelaire comme son idole ; là où Victor Hugo et Émile Zola étaient ses modèles et rivaux (il souhaitait les surpasser), le poète ne semblait être « que » la célébrité du cœur du jeune homme. Il l’admirait, tout simplement.
Mais cette admiration se retrouvait obombrée par le spleen qu’était sa vie.

« Tout va bien, au lycée ? »
Voilà ce que lui demandait sa mère, les sourcils plissés d’une inquiétude naturelle, que toutes les mères ou presque ont envers leur progéniture.
« Oui. »
Voici ce que lui répondait son fils, les yeux perdus dans le vide, de ce regard qu’ont les jeunes gens désabusés par la vie.

« Tu veux aller faire un tour ? »
Voilà ce que lui demandait son père, un rire gras sortant d’entre ses lèvres, éclat que tous les pères un peu costauds ont.
« J’ai des devoirs. »
Voici ce que lui répondait son fils, les yeux perdus dans le vide, de ce regard qu’ont les jeunes gens désabusés par la vie.

« Tu voudrais pas inviter tes potes, des fois ? »
Voilà ce que lui demandait son frère, les bras croisés contre son poitrail, de cette posture qu’ont les adolescents sceptiques et rebelles.
« Ils sont occupés. »
Voici ce que lui répondait son aîné, les yeux perdus dans le vide, de ce regard qu’ont les jeunes gens désabusés par la vie.

Et le flavescent mentait. Rien n’allait, il n’avait pas de devoirs (ou plutôt, il les avait déjà faits) et ses amis n’étaient pas occupés.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, le jeune homme avait des amis. Ils n’étaient pas nombreux, se comptaient sur les doigts d’une main, et ne lui apportaient aucun réconfort. Pouvait-on alors parler « d’amis » ? il ne le pensait pas. Néanmoins, bien qu’il se sente mentalement seul auprès d’eux (lonely), au moins n’était-il plus seul physiquement parlant (alone).
C’était d’ailleurs avec ses amis qu’il se trouvait actuellement, dans un bâtiment de restauration rapide dont nous tairons le nom – car ces soi-disant restaurants détruisant la santé ne sont pas assez importants pour figurer totalement dans cette œuvre. Autour de lui, le monde vivait, commandait de la nourriture grasse et des boissons censées être sans sucre (là où elles en étaient, au contraire, remplies), discutait et riait bruyamment ; et ses amis ne faisaient pas exception.

Les amis du flavescent n’étaient pas tous des hypokhâgneux ; l’une d’entre eux, à vrai dire, était en khâgne, soit en deuxième année de Lettres Supérieures. Nous ne dévoilerons pas son nom car il a trop peu d’importance (pour le moment, du moins) ; l’information censée piquer notre intérêt, néanmoins, est la suivante : elle était en khâgne, certes, mais plus important encore, elle était la marraine du jeune homme. Ce qui signifiait qu’elle devait le guider sur la bonne voie, celle de l’élève parfait d’hypokhâgne, soit celui travaillant avec acharnement tout en ayant une vie sociale à côté. Une tâche des plus dures, en somme.

Sa couleur préférée était le bleu, comme en témoignaient ses cheveux teints et ses vêtements : la jeune femme, qui approchait la vingtaine, portait un chandail bleu barbeau en lin aux manches larges et trop longues ; la droite était effilée, et elle [la jeune femme] ne cessait de tenter d’en arracher les fils (une opération qui se révélait ratée : à chaque fois qu’elle tirait sur un fil, même lorsqu’elle l’enroulait autour de son doigt pour augmenter ses chances de le rompre, celui-ci s’agrandissait, effilochant de plus en plus son chandail). Avec ce haut fait de matière végétale, un pantalon bleu ardoise en coton tombait sur ses chevilles ; sa coupe était droite, et une ceinture en plastique bien longue et épaisse (si longue et épaisse qu’elle dépassait de sous le chandail) serrait le bas afin qu’il ne glisse pas. Ses pieds étaient cachés dans des chaussures de sport en coton, de couleur bleu charrette ; la jeune femme n’était pas particulièrement sportive, il était juste habituel pour les gens de la ville – voire du pays – d’en porter lorsqu’il fallait parcourir de longues distances ; les lacets étaient soigneusement noués, formant par pied deux boucles ovales et un nœud serré au centre.
Attardons-nous maintenant sur les accessoires ; car elle en portait ! sans doute était-ce par souci de coquetterie. À son poignet droit se trouvait un bracelet, si grand qu’elle avait dû l’enrouler plusieurs fois, jusqu’à ce qu’il atteigne l’entrecoude ; l’accessoire était composé de petits éclats de pierre précieuse – de lapis-lazuli, pour être précis –, qui se rapprochaient à la fois du carré et du rond, tous reliés ensemble par un fil noir. À ses doigts, de nombreuses bagues ; trop pour que ce soit harmonieux, ses mains semblaient surchargées ; anneaux en argent, fins, larges ; des bagues plus basiques, avec des motifs, des perles, courtes, longues ; en somme, des mains bien chargées : il y avait une bague et un anneau sur la gauche, deux anneaux et une bague sur la droite. À ses oreilles, deux créoles bleu électrique ; on pouvait également voir, sur le haut de l’oreille gauche, à l’hélix plus précisément, un anneau d’acier se balancer de gauche à droite, parfois tenter de s’envoler vers le haut : c’est qu’elle était piercée, la jeune femme.
Parlons à présent de son visage : sans doute était-elle née avec une face disgracieuse, toute rougeoyante et larmoyante, mais ce n’était à présent plus le cas. Son épiderme avait, avec l’âge, quitté le teint rougeâtre pour devenir la peau beige, douce et sans imperfection ; sans doute prenait-elle soin d’elle, s’appliquait-elle un masque deux fois par semaine, se nettoyait tous les jours le visage avec un savon spécialement fait pour cela. Ses cheveux teints en bleu roi étaient coupés courts sur le devant, mais retombaient le long de sa nuque sur le derrière ; deux mèches lisses soigneusement coiffées de part et d’autre de son visage cordiforme tombaient devant ses yeux, la droite plus longue que sa voisine. Ses sourcils aussi étaient teints, fins, de forme ronde et avec un arc de taille moyenne. Ses yeux étaient de forme ronde (comme ses sourcils), plus rapprochés qu’autre chose (sans que ce soit hideux) et de petite taille (ce qui lui donnait un air plus âgé ; on la pensait plus avoir la première moitié de la vingtaine, que dix-neuf ans) ; leur couleur était celle du bleu ciel, couleur naturelle, non pas faussée par des lentilles. Son nez était long, convexe, avec un léger creux à sa naissance ; les narines étaient étroites. Finalement, sa bouche : de couleur naturellement rosée, elle était en forme d’arc de Cupidon ; la lèvre inférieure était plus large que la supérieure. Ces dernières étaient en train de bouger à toute vitesse.

Son nom ayant peu d’importance, nous l’appellerons la Fille Bleue.

La Fille Bleue était donc en train de parler, vivement, rapidement, hâtivement ; plus elle déblatérait, plus ses lèvres formaient un sourire en croissant de lune. Que racontait-elle ? oh, rien de bien important, du moins du point de vue du flavescent. Celui-ci avait le nez penché vers la table sale du « restaurant », ses doigts fins entourant son cheeseburger ; il croqua dedans sans conviction. Et tandis qu’il mâchait difficilement sa bouchée (qu’il était las), il écouta d’un air faussement intéressé l’histoire de la Fille Bleue : cette dernière lui racontait pour la énième fois de la journée comment son chat, dont il avait oublié le nom, avait foncé tête la première dans la baie vitrée menant au balcon. Si, au début, l’histoire aurait pu être drôle (le flavescent n’avait pensé, à vrai dire, qu’un « pauvre bête »), elle commençait à présent à être redondante. La Fille Bleue avait une fâcheuse tendance à radoter, comme une petite vieille, à raconter encore et encore des événements passés depuis parfois bien longtemps.
Le fromage n’était pas bon, le steak trop cuit et le pain trop mou ; pourtant, il continuait de gâcher son argent dans cette nourriture bas de gamme. Peut-être était-il masochiste ; peut-être aimait-il faire souffrir son palais. La vérité était ses amis : ils étaient ceux l’emmenant dans cet endroit aux murs à la peinture verte défraîchie. Lui ne détestait pas la restauration rapide, tout comme il ne l’aimait pas : nous dirons qu’il n’avait pas de véritable avis sur la question, à part que la nourriture venant de là-bas était dégoûtante, grasse, mauvaise pour la santé. Mais en avait-il quelque chose à faire ? plus maintenant.

Aux côtés de la Fille Bleue se trouvait un jeune homme habillé tout de brun – et que cela le rendait fade ! Son nom n’étant aucunement important, nous l’appellerons le Garçon Brun.
Le Garçon Brun était donc à côté de la Fille Bleue, en train de déguster des petits morceaux de poulet frits. Il croquait en plein dedans, les arrachait en deux, et mâchait bruyamment tout en riant – tout aussi tapageusement. Le flavescent pouvait voir la nourriture être réduite en bouillie par ses molaires légèrement jaunies par le café qu’il ne cessait de boire – il en avait un grand gobelet, posé devant sa main droite – ; il était dégoûté. Lentement, il reposa son cheeseburger et s’essuya à l’aide de la serviette en papier rêche sur son plateau.

Le Garçon Brun était le meilleur ami de la Fille Bleue ; il ne pouvait d’ailleurs pas être que son meilleur ami, vu à quel point il était proche d’elle (soit : toujours là auprès d’elle, en train de rire à ses moindres propos, la regardant bien trop longtemps pour que ce soit innocent). Il n’était ni en khâgne, ni en hypokhâgne ; il était à l’université, après avoir fait une classe préparatoire TPC (Technologie, Physique et Chimie) durant deux ans – « le temps de trouver sa voie », disait-il –, et aspirait à devenir professeur de mathématiques pour collège.

La couleur préférée du Garçon Brun était le marron – le brun, pour être précis –, aussi fade et insipide que celle-ci soit ; il portait une chemise beige clair en lin trop serrée, qui laissait voir la forme de ses pectoraux (ils étaient musclés ; l’homme allait à la salle de sport tous les samedis, sans exception). Une cravate en coton couleur sang de bœuf était nouée autour de son col, jurant avec la veste de costume en polyester alezan encore neuve qu’il portait ; cette dernière lui faisait des épaules trop droites pour que ce soit naturel ; déjà que ces dernières étaient larges ! Les manches, trop courtes, dévoilaient celles de la chemise ; au moins n’étaient-elles pas effilées, ou déchirées. Le pantalon était lui aussi de couleur alezan, et fait de polyester également ; une ceinture se trouvait au bassin du Garçon Brun, faite d’un cuir couleur bistre : que cela jurait avec l’alezan et le beige clair de ses vêtements ! N’avait-il donc aucun goût vestimentaire ? Ne connaissait-il donc pas l’art du mariage des couleurs ? Bah ! peu importait, la faute était commise. Finalement, les chaussures : basiques, en cuir, couleur lavallière ; leur pointe était abîmée. Qu’y avait-il à dire de plus, à part qu’il n’avait véritablement aucun goût ? le flavescent lui-même voyait ces fautes de style.
Comme pour la Fille Bleue, passons aux accessoires. Se considérant comme masculin, viril, le Garçon Brun n’avait pas beaucoup de breloques ; il portait néanmoins une chose fièrement : il s’agissait d’un collier fait d’une chaîne en or, au bout de laquelle se trouvait une clé. Il arrivait à l’homme d’annoncer fièrement qu’il s’agissait de la clé ouvrant son cœur, le torse bombé et un large sourire aux lèvres. Et le flavescent se contentait de soupirer discrètement tout en levant les yeux au ciel ; pouvait-on faire plus niais ?
Nous pouvons désormais nous attarder sur le visage du Garçon Brun, plutôt banal, il fallait l’avouer : sa peau était sèche, le genre de peau souvent fine et belle, sans pores dilatés, mais moins souple, plus terne, rugueuse et rougie ; il était vrai que, si nous nous attardions sur l’en-dessous des yeux du Garçon Brun, à la frontière entre ses pommettes et ses paupières inférieures, nous pouvions remarquer quelques rougeurs caractéristiques de son type de peau. Néanmoins, le bronzage naturel qu’il avait rendait ses érubescences moins hideuses, ce qui n’était pas négligeable : cela le rendait constamment gêné, un peu pataud, maladroit, gauche. Ses cheveux n’avaient pas de teinture : ils étaient chocolat, lisses, plaqués contre son crâne à l’aide de gel. Deux mèches rebelles restaient debout, formant des épis sur son crâne : il avait beau passer sa main dessus – la recouvrant de gel au passage –, les deux mèches ne souhaitaient pas être aplaties ; sa coiffure mettait en avant son visage en triangle inversé, et dégageait ce dernier, laissant voir ses sourcils bruns, droits et avec un arc haut. Ses yeux, naturellement bleus, avait la couleur plus particulière du bleu céruléen ; ils étaient petits, profondément enfoncés et rapprochés, ce qui lui donnait un air quelque peu abêti. Sur son nez concave, légèrement creusé au milieu, dont la pointe s’élançait vers l’avant, reposait une paire de fausses lunettes carrées : sans doute souhaitait-il contrebalancer la stupidité légère de son visage avec l’intelligence que donnaient des lunettes ; ceci, néanmoins, ne le rendait que plus idiot. Pour finir, sa bouche : elle n’était pas rose ; plutôt beigeâtre. Ses lèvres étaient fines, la supérieure plus épaisse que l’inférieure, d’une manière déroutante ; ses lèvres étaient tournées vers le bas, ce qui, s’il ne souriait pas, lui donnait une moue constante.

Le Garçon Brun riait donc à l’histoire que radotait la Fille Bleue. Les deux faisaient la paire, pouvait-on dire.
Le flavescent tourna la tête vers sa gauche : là, en train de boire un immense gobelet rempli de soda (supposément sans sucre, mais nous savons tous que c’est faux), la seconde jeune fille du groupe buvait tout en souriant, bouche fermée – on ne voyait pas ses dents.

Elle était en hypokhâgne, tout comme le jeune homme ; elle était à vrai dire la personne dont il était le plus proche, dans sa classe : cela ne signifiait pas qu’il se sentait proche d’elle, plutôt qu’elle l’avait approché et qu’il ne l’avait pas rejetée, peut-être parce qu’il avait à l’époque encore l’espoir que tout irait bien, que cette année serait son année, que la classe de LS serait une bouffée d’air frais. Il fallait croire qu’il s’était trompé.
À l’époque, le flavescent était quelqu’un de sociable, d’extraverti : il aimait parler aux autres et se faire de nouveaux amis. Il racontait des blagues, riait, vivait. Mais tout cela avait changé ; tout d’abord, avec des symptômes banals : fatigue, stress, hypersensibilité, perte de poids. Toutes ces choses s’étaient suivies de lipothymies, sans qu’il aille jusqu’à faire des syncopes (bien heureusement). Ces épisodes de malaise qui le traversaient étaient dus à de grandes carences en fer et en vitamine D ; en somme, il devait manger des lentilles et prendre le soleil. Ce fut après son premier concours gris qu’il changea du tout au tout, laissant le stress pour le je-m’en-foutisme, et l’hypersensibilité pour l’apathie. Sa perte de poids s’arrêta ; il mangeait « convenablement » (après tout, n’était-il pas en train de manger un cheeseburger jusqu’à ce qu’il voie le Garçon Brun ?), prenait du fer ainsi que le soleil, mais ne reprenait pas de poids. Il restait donc mince – on ne voyait ses côtes que s’il faisait un mouvement quelconque ; cela le rendait-il maigre pour autant ? il aimait à penser que non.
En somme, la plus grande différence entre le jeune homme d’avant concours gris et celui d’aujourd’hui était la tristesse devenue indifférence, voire lassitude.

Mais revenons à la jeune fille à côté de lui, sa seule camarade d’hypokhâgne, toute de noir vêtue : nous l’appellerons la Gothique.

Sa couleur préférée, ou plutôt son ton préféré, semblait être le noir – bien qu’un peu de bordeaux parsème ses vêtements : la Gothique portait un long pull à col roulé noir d’aniline strié de bordeaux en laine, dont les manches trop longues venaient cacher ses mains fines et pâles. Elle ne cessait d’enrouler le bout de ses manches autour de ses mains, peut-être dans l’espoir de se réchauffer (le chauffage du bâtiment n’était pas opérationnel, et un panneau « Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée » était accroché sur l’un des murs). Avec son haut, toujours en noir d’aniline (mais sans bordeaux cette fois-ci), s’associait un pantalon en cuir, avec d’innombrables poches fermées par des boutons en métal ; son bas arrivait jusqu’au-dessus de ses chevilles, les pattes du pantalon semblant s’enrouler autour du mollet, le serrant légèrement. Une ceinture à rivets, également en cuir noir d’aile de corbeau, s’enroulait là aussi plusieurs fois autour de la taille fine de la jeune fille ; le devant du pull étant rentré dans le pantalon, on pouvait la voir [la ceinture] aisément. Finalement, elle portait de longues bottes en cuir (que du cuir, sur la Gothique !) bordeaux, entourées de petites ceintures qui permettaient de les attacher.
Les accessoires de la jeune fille, contrairement à ceux de la Fille Bleue, semblaient bien assortis et n’étaient pas trop nombreux ; elle en avait néanmoins plus que le Garçon Brun. Nous dirons qu’il y en avait un nombre « parfait », car elle voyait l’importance des accessoires sans en abuser. À ses mains se trouvaient deux bagues, une par main, toutes deux en argent : l’une était un anneau gravé de fleurs, assez large, à la naissance de son majeur gauche ; l’autre était bel et bien une bague, surmontée d’un crâne, sur son annulaire droit, encore une fois à la naissance de ce dernier. Un long collier se trouvait autour de son cou : il s’agissait d’un collier noir, en plastique, représentant une araignée ; ses yeux étaient représentés par des fausses pierres rouge cerise. Le collier tombait jusqu’à son ventre, et la Gothique étant assise, frôlait ses cuisses. Elle portait des boucles d’oreilles, petites, en forme d’étoiles rose incarnadin, qui s’accrochaient directement au lobe de l’oreille. Pour finir, sur son crâne se trouvait un bonnet déchiré, avec des anneaux d’accrochés dans le tissu, aussi bordeaux que les bottes. La Gothique gardait son bonnet, même en intérieur (sauf en salle de classe par peur d’être réprimandée).
Son visage était doux, en diamant, elle avait les pommettes hautes ; elle était jolie. Pas belle, jolie. Sa peau était pâle, recouverte d’une poudre rosée afin de cacher ses veines – car sa peau était en vérité presque translucide – ; elle avait quelques imperfections, une peau mixte, quelques points noirs sur ses narines. Ce n’était pas sa faute, elle nettoyait régulièrement son visage, se faisait des masques, des soins au charbon, mais rien ne semblait fonctionner. Tant pis, cela n’enlevait rien à sa beauté – quoi qu’elle ne fût pas belle, simplement jolie. Ses cheveux étaient longs, noir charbon, lisses ; ils lui tombaient jusqu’au bas du dos, et une frange venait recouvrir ses sourcils fins et ronds, avec un petit arc. Ses yeux étaient grands, ce qui lui donnait un air plus enfantin, ainsi qu’en amande (ce qui contrastait avec cet air, justement, enfantin) ; ils étaient également bridés, et leur iris était d’une magnifique couleur fauve. Enfin, ils étaient éloignés du nez. Celui-ci, en trompette, retroussé, était très court et sa pointe n’était ni ronde, ni plate. Finalement, sa bouche : de couleur noir ébène, par suite de l’application de maquillage, elle était en forme de cœur, et la lèvre inférieure était plus fournie que la supérieure.

Ainsi, la Gothique était en train de boire à la paille son soda, une main baguée fine tenant le gobelet ; son sourire illuminait les environs.
Elle était peut-être bien la seule personne de ce groupe que le flavescent ne supportait pas (il n’avait, à vrai dire, pas besoin de la supporter, tant elle était peu désagréable). Il supportait la Fille Bleue et le Garçon Brun ; il tolérait leur présence plus qu’insupportable. La Gothique, elle, savait être discrète lorsqu’il le fallait, ne radotait pas, ne mâchait pas tout en riant, faisait attention à ne pas heurter son indifférence. Elle semblait plus sourire par politesse envers la Fille Bleue, que par réel amusement. Sans doute était-elle elle aussi lassée par cette histoire de chat et de baie vitrée.

Elle détourna le regard de la Fille Bleue, qui s’esclaffait en frappant la table de la main (faisant trembler cette dernière), pour poser ses yeux fauves sur le flavescent : il lui rendit son regard. Alors, elle lui offrit un sourire, qui cette fois-ci montrait des dents pas forcément droites, mais blanches, si l’on oubliait les quelques taches sombres provoquées par le rouge à lèvres. Le flavescent le lui fit remarquer en grimaçant à son tour, puis en tapotant ses incisives supérieures. Aussitôt, la Gothique couvrit sa bouche de sa main, ses pommettes hautes remontèrent encore un peu (elle souriait) et il devina qu’elle passait sa langue sur sa dentition presque parfaite. Elle le remercia d’une tape sur l’épaule, le sourire aux lèvres.

Dehors, l’hiver régnait. Il ne neigeait pas encore (nous étions en début de saison), mais les pluies étaient rudes et gelées. Les rues étaient trempées, le vent soufflait – tellement fort qu’il repoussait les passants – et le ciel s’assombrissait. Les yeux saphir du flavescent regardaient par l’une des fenêtres du bâtiment ; sa joue posée dans le creux de sa main, il soupira (d’un soupir long et bruyant, tel un dernier souffle de vie).
Aussitôt après, alors qu’un enfant passait à côté d’eux en hurlant, le silence se fit à la table. Tous avaient cessé de sourire, et fixaient le jeune homme : la Fille Bleue semblait vexée, le Garçon Brun offusqué, et la Gothique gênée. L’instinct de survie du flavescent lui envoya un message : Danger, avec un grand D. Plus particulièrement, un danger social ; quelque chose allait mal tourner.

L’ambiance autour de la table était lourde. La Fille Bleue semblait toujours vexée : mais pas vexée d’une façon qui la rendrait détestable ; pas vexée en faisant la moue, sourcil haussé et éclairs dans les yeux. Vexée avec l’incompréhension sur le visage, le regard un peu sombre du fait d’une tristesse soudaine, les lèvres pincées. Elle n’était pas froissée, non : elle était blessée.
Le Garçon Brun, lui, était offusqué : mais pas l’offuscation légère, celle qui était plus due à la surprise ; non, il était réellement scandalisé, outré, offensé. Il avait les sourcils froncés, les lèvres également pincées, le regard lui aussi assombri ; mais pas d’une tristesse soudaine, telle la Fille Bleue. Non, d’une colère qui menaçait, comme un orage qui se préparait.
La Gothique, quant à elle, était gênée : pas de la gêne jugée adorable qui nous touche lorsque, les joues rouges et la bouche soudainement sèche, nous discutons avec notre béguin des trois prochains mois ; plutôt la gêne qu’ont les enfants invités par leurs amis chez ces derniers, et que, d’un seul coup, une dispute de famille incluant l’ami(e) et les parents éclate. Elle semblait comme se mordiller l’intérieur de la joue, car cette dernière était rentrée ; son regard vagabondait de gauche à droite, de haut en bas, en diagonale. Au moins celui-ci [le regard] n’était-il pas assombri. Et ses sourcils, ses sourcils qui contribuaient à la rendre si jolie, étaient plissés dans une mine inquiète.

L’enfant repassa sans cesser de hurler. Un adulte – sûrement l’un de ses parents – le fit taire d’un « Chut ! » autoritaire.

Le flavescent refit un tour de table des yeux, passant de la Fille Bleue, au Garçon Brun, pour arriver à la Gothique. Vexation, offuscation, confusion. Blessure, colère, gêne.
Il n’osait ouvrir la bouche ; peut-être valait-il mieux qu’il se taise, en effet. Après tout, la Fille Bleue le fixait d’un air blessé ; après tout, le Garçon Brun lui lançait un regard noir ; après tout, la Gothique évitait de croiser ses yeux saphir.
Ce fut après une longue minute de silence que le Garçon Brun ouvrit la bouche ; alors il dit, d’un ton agacé :
« On t’embête, Ventus ? »

Lorsque son nom fut prononcé au complet, le flavescent comprit pour de bon qu’il y avait un problème – ou plutôt, il put l’affirmer avec certitude.
Ses amis ne l’appelaient jamais par son nom complet, préférant le diminutif « Ven’ ». Lorsque ses amis l’appelaient « Ventus », c’était que quelque chose n’allait pas. Voilà pourquoi le flavescent se trouvait désorienté : qu’avait-il fait pour que le Garçon Brun réagisse ainsi ?
« De quoi tu parles ? », balbutia-t-il en la fixant avec des yeux ronds.

« On t’embête, Ventus ? »
Il ne pouvait s’empêcher de repenser à cette phrase. Il la repassait dans sa tête, encore et encore : il parlait forcément de l’histoire avec le chat de la Fille Bleue ; certes, il en avait assez. Il était las de l’entendre [la Fille Bleue] radoter depuis le début du midi. Mais il était trop bien élevé pour le lui dire en face (voire, pour le lui montrer).
Il devait également parler de leur comportement à tous, car il n’avait pas dit « La Fille Bleue t’embête », mais « On t’embête ». Et dans ce cas, le flavescent ne pouvait que se retenir de répondre « Oui » ; oui, ils l’embêtaient ! Ou plutôt, il [le Garçon Brun] l’embêtait. Avec ses lunettes qui lui donnaient un air vaguement intelligent – moins bêta, pour tout dire –, son rire bruyant, gênant, énervant ; et sa manie de manger la bouche ouverte, répugnante comme tout.

La Fille Bleue posa sa main sur l’épaule du Garçon Brun, ce qui sembla le calmer quelque peu. Il se recula, se tassa dans sa chaise et croisa les bras, l’air grognon. Après qu’il fut déclaré hors combat par le doux toucher d’une femme, celle en question entra en tant que nouveau gladiateur dans l’arène. Car la table était devenue arène de combat, où combattaient les gladiateurs ; le flavescent était l’un d’entre eux. Il avait son glaive dans une main, son bouclier en bronze dans l’autre, son corps chétif croulant presque sous son armure faite de métal et de cuir, prêt (ou non) à combattre ses anciens frères et sœurs ; à moins qu’il ne s’agisse d’un bestiaire, qu’il ne combatte des fauves, qu’il ne soit entouré de bêtes sauvages. Il avait envoyé le lion au tapis (ou plutôt, il [le lion] avait été envoyé au tapis par sa cousine) ; à présent, il était contre la tigresse.
Tigresse qui tenta de l’amadouer de ses doux yeux aussi bleus que le ciel, une patte aux griffes courtes se rapprochant subtilement de sa main, une sorte de miaulement sortant d’entre ses babines ; un miaulement hypnotisant, qui contenait tant de tristesse que s’il n’était pas las de la vie, il en aurait eu le cœur brisé :
« Mon histoire t’ennuie, Ventus ? », demanda la Tigresse au Gladiateur.

L’oubli de surnom ramena le Gladiateur à la réalité : vivement, il serra le manche de son glaive aiguisé et, d’un coup que les plus grands samouraïs envieraient, trancha la tête de la bête.
Il fallut au flavescent tout le sang-froid du monde pour ne pas hurler un « Oui, elle m’ennuie ! » à sa marraine khâgneuse. À la place, il se mâcha la lèvre inférieure (c’était un tic qu’il avait lorsqu’il était agacé) et détourna le regard vers la fenêtre, haussant nonchalamment les épaules : ce n’était pas une réponse. Elle ne pouvait rien déduire de ce geste fait avec flegme.
Et pourtant, il ne sut comment, elle réussit à le prendre mal : elle qui allait frôler ses doigts, elle se retira subitement, les yeux écarquillés et la bouche entrouverte. Un peu plus et ses lèvres trembleraient, semblait-il ; quoi, était-elle sensible à ce point ? Il ne la reconnaissait plus.

« Mon histoire t’embête. », affirma-t-elle d’un ton blessé.
Le flavescent eut envie de lui répondre « Non, bien sûr que non ; j’adore entendre pour la vingtième fois de la journée l’histoire de ton chat se prenant la baie vitrée ; regarde, je rigole ! Haha ! », mais ce serait mentir. Et puis, ne sentirait-on pas l’ironie de ses propos ?

Il ne sut quoi répondre – c’était un euphémisme. Alors, il se força à être gêné ; se força parce qu’il ne comprenait pas en quoi il devait se sentir gêné. Il était devenu quelque peu étrange socialement parlant, à force de voir s’éclipser son envie de vivre (son éclat de vie) ; il avait oublié comment se comporter afin d’être bien vu, ne savait plus qu’être stoïque, indifférent, fatigué.
C’est pourquoi il se contenta (d’une manière assez maladroite, si nous parlons franchement) de reprendre son cheeseburger entre ses mains et de croquer dedans. Le fromage n’était pas bon, le steak trop cuit et le pain trop mou ; et il était froid.
L’ambiance autour de la table devint électrique : la Fille Bleue avait toujours les yeux écarquillés, les sourcils haussés par le choc ; le Garçon Brun s’était de nouveau penché en avant, lèvres retroussées ; la Gothique avait la tête baissée, les doigts entremêlés.

« Tu devrais t’excuser, Ventus. », murmura la Gothique.
Il ne sut comment elle avait réussi à se faire entendre malgré le bruit ambiant ; sans doute était-elle magicienne. Néanmoins, il y avait un problème : elle avait utilisé son nom complet. Le flavescent continua de mâcher sa bouchée de cheeseburger, l’air blasé, avec un sourcil d’arqué. Il lui demandait silencieusement, malgré sa vexation du fait de ne pas se faire appeler « Ven’ » : « Pourquoi ? », ou plutôt : « Pourquoi devrais-je m’excuser, alors que je n’ai rien fait de mal ? »
La jeune fille parut le comprendre, car elle explicita :
« Ce que tu as fait, même si tu ne l’as pas fait dans le but de blesser, était… (Elle sembla chercher ses mots.) … heurtant. Tu devrais t’excuser, hm ? Comme ça, on pourra oublier, et tout ira mieux. »

Elle voulait bien faire, le flavescent le voyait. Elle lui parlait avec douceur, un léger sourire aux lèvres, remettait constamment ses cheveux derrière ses oreilles (elles étaient petites et rondes, comme celles d’un chimpanzé), avait le regard fuyant. Elle était gênée par cette tension, et n’osait s’affirmer par peur de ses aînés ; la Fille Bleue et le Garçon Brun étaient plus âgés qu’elle, alors ils avaient forcément raison de réagir ainsi, n’est-ce pas ? La Gothique était trop respectueuse ; elle pouvait être aussi féroce qu’une lionne, protectrice qu’un tigre protégeant ses petits lorsqu’il s’agissait du flavescent, mais elle pouvait également se ratatiner, oublier qui elle était, devenir quelqu’un de lambda, de banal, d’ordinaire lorsque l’éducation de ses parents revenait la gronder : chassez le naturel, il revient au galop, dit-on. Dans ce cas-ci, il faudrait plutôt parler d’éducation trop sévère, qui lavait le cerveau, qui nous faisait enfiler nos propres chaînes. La Gothique avait, comme tout le monde, ses propres souffrances : l’une des plus grandes était sûrement qu’elle ne pouvait, en présence « d’adultes », être elle-même.
Le flavescent ne comprenait toujours pas ce qu’il avait fait de mal. Il n’avait fait que soupirer ; n’en avait-il pas le droit ? il semblait que non. Mais en comprenant la détresse de la Gothique, sa chère amie qu’il n’appréciait même pas, il eut pitié : son cœur de pierre réussit à se défaire de cette dernière, pour finalement se serrer. Il ne voulait pas s’excuser ; après tout, il ne culpabilisait pas. Mais pour elle, pour ses yeux fauves si paniqués, il le ferait.

Lentement, le jeune homme reposa son cheeseburger. Il avala sa bouchée ; s’essuya les mains sur la serviette en papier rêche ; regarda la Fille Bleue dans les yeux. Son regard dériva vers son poignet droit : le lapis-lazuli était une pierre avec des vertus. Elle était supposée détendre les gens nerveux et les personnes souffrant d’hyperactivité cérébrale ; elle soutenait lors d’un travail nécessitant beaucoup d’attention intellectuelle, étudiant par exemple (en khâgne, qui plus est) ; finalement, elle améliorait la mémoire et la vision.
Il n’eut pas pitié. La Fille Bleue pouvait bien avoir des problèmes, il ne l’appréciait guère (c’était même l’inverse), et ne pouvait donc pas avoir de la compassion envers elle. Était-il cruel ? peut-être, mais eux ne l’étaient-ils pas aussi ?
Les prochains mots sortirent sans difficulté, mais également sans émotion aucune :
« Je suis désolé de t’avoir blessée. »

Il suffit de ces six ou sept mots pour détendre l’atmosphère. À côté, l’enfant hurlant riait bruyamment, alors que l’adulte qui l’avait fait taire lui lançait un « Je vais te manger ! » taquin. La Fille Bleue et le Garçon Brun se mirent à sourire avec douceur, en même temps, d’un seul coup, tels deux machines ; le flavescent eut une pensée, comme quoi ils faisaient peur.
Lorsqu’il tourna la tête vers la Gothique, ce qu’il vit lui fit non pas plaisir, mais élimina ce sentiment étrange de pitié qu’il avait ressenti envers elle : elle buvait de nouveau son soda, les yeux plissés de joie, et avait la tête tournée vers lui (comme si ces yeux plissés lui disaient « Merci »). Le flavescent secoua doucement la tête, son cœur redevint pierre, et il reprit son cheeseburger.
Au moins pouvait-il repenser à ses options de mort.

[...]

Le flavescent rentra chez lui trempé, la capuche sur le crâne et le tissu du manteau assombri par les gouttes de pluie. Il avait bataillé contre sa porte d’entrée : comme d’habitude, la clef s’était coincée dans la serrure.
Lui et sa famille habitaient un appartement d’un des immeubles d’une résidence ; ce premier n’était ni trop grand, ni trop petit, de taille convenable, avec trois chambres (au départ, il n’y avait que deux chambres et une pièce non-utilisée : il fut décidé, lors de la préadolescence du flavescent, de le séparer de son cadet afin de préserver son intimité [celle du flavescent]), une cuisine, une salle de bains avec des toilettes, ainsi qu’une salle à manger qui faisait également office de salon. Dès lors que la porte d’entrée était ouverte, on atterrissait dans un couloir avec une autre porte à son extrémité gauche : il s’agissait de la salle de bains. Si l’on tournait à gauche, on entrait dans la salle à manger, qui faisait également office de salon ; si l’on tournait à droite, en revanche, on tombait sur une suite de portes menant respectivement à la cuisine, à la chambre des parents, et à la chambre du cadet. Toutes ces portes étaient disséminées le long du mur du couloir – quoique la cuisine n’avait qu’une grande ouverture rectangulaire. La chambre du flavescent, elle, se trouvait au bout du couloir, sa porte de placée sur le mur adjacent ; ce fut là qu’allât le jeune homme.
Il marcha d’un pas hâtif, son sac sur l’épaule ; une fois entré dans sa chambre, son territoire, son abri, il jeta ce premier [le sac] sur son lit plutôt que sur le sol – son ordinateur portable était à l’intérieur, et il souhaitait éviter une dispute inutile avec sa mère. Prestement, il retira son manteau et l’accrocha à l’une des portes de son armoire (elle était creusée dans le mur, et avait trois portes). Il retira ses chaussures sans même utiliser ses mains, à l’aide de ses orteils, puis les lança au pied de son lit (celui-ci était contre le mur opposé à la porte, sous la fenêtre). Lorsqu’il eut enlevé tout cela, il alla s’affaler sur sa couche, tête contre l’oreiller. Son sac le gênant, il l’attrapa avec difficulté – il dut se contorsionner afin de réussir l’opération – et le déposa près de ses chaussures. Il se rallongea tout de suite après.

Une heure passa, durant laquelle il dormit à poings fermés. Lorsqu’il se réveilla, il se trouva dans une sorte de brouillard, du genre qui endort tous nos sens. Perdu dans la brume du post somnum, ce fut la porte d’entrée claquant et la voix nasillarde de sa mère retentissant qui le guidèrent hors du crachin.
« Il y a quelqu’un ? », s’égosilla-t-elle.
Devait-il sortir de sa chambre pour aller la saluer ? ou viendrait-elle d’elle-même vérifier qu’il était toujours en vie ? Il arrivait à la mère de dire à son aîné, lorsqu’elle entrait dans sa chambre sans frapper, qu’elle « vérifiait s’il respirait toujours ». Si elle savait ; si elle savait que son fils avait rêvé maintes et maintes fois de suffoquer ! ainsi, il partirait, souffrant mais heureux.
Le flavescent décida d’attendre que sa génitrice vienne d’elle-même ; et si elle n’arrivait pas, tant mieux (ou tant pis).

Toc, toc.
« Ven’ ? », appela sa mère après avoir frappé.
La porte s’ouvrit.

La mère du flavescent débutait la quarantaine, comme le témoignaient les rides creusant son visage. Sa couleur préférée était le beige, couleur fade, aussi fade que tout ce qu’elle touchait ; elle portait une chemise en coton de cette couleur, sans aucun pli, dont les manches étaient cachées par un tailleur basané coupé droit à manches longues. Aucun fil ne dépassait ; avec son haut allait une jupe elle aussi en coupe droite, une jupe crayon, comme on les appelait. Elle portait avec, pour qu’elle ne glisse pas, une ceinture en cuir beige clair ; elle était bien serrée, et faisait ressortir le peu de ventre qu’avait la quarantenaire. Elle portait de longs collants vanille et ses petits pieds étaient cachés par des escarpins de la couleur du sépia. Malgré le froid ambiant, elle portait une tenue pouvant être considérée comme légère pour la saison ; elle était bien obligée de faire ainsi, à cause de la pression de la société sur elle. Elle était une femme dans un monde régi par la patriarchie, et l’on n’aurait cessé de la juger si elle était allée travailler habillée plus chaudement.
Elle portait des accessoires ; mais pas beaucoup, l’on aurait pu dire qu’elle n’en portait pas assez. Cela la rendait fade, sans personnalité : une figure en tailleur, une fourmi comme les autres allant travailler dans la fourmilière. Elle portait une alliance à sa main droite, à son annulaire pour être exact ; sur le même doigt, une bague avec un morceau de diamant, de petit carat, dont l’anneau était en métal. De loin comme de près, le diamant faisait penser à une rose, bien qu’il n’en ait pas la forme. À son poignet gauche se trouvait un bracelet fin en or, une sorte de petite chaînette qui glissait le long de son bras et menaçait régulièrement de tomber (il fallait qu’elle ferme le poing afin de garder le bijou autour de son poignet). Finalement, à ses oreilles se trouvaient deux boucles d’oreilles fines et longues, qui bougeaient à chaque fois que la mère dodelinait de la tête.
Son visage avait été beau, mais se ratatinait désormais de plus en plus ; la vieillesse ne lui réussissait pas, dirons-nous. Sa peau était blanche, presque pâle, et semblait manquer désespérément de soleil : elle était un peu grise, pour tout dire. Des boutons de fatigue et de stress parsemaient son visage, rendant sa peau imparfaite ; elle était grasse, brillait, n’était définitivement pas attirante. Ses cheveux blonds étaient, comme ceux du flavescent, de la couleur du blé (bien qu’un peu ternes, sans doute parce qu’elle n’avait plus le temps de prendre soin d’elle, qu’elle stressait et que le soleil n’était plus – ou très peu – présent). Ils étaient longs, attachés en un chignon qui commençait à se défaire (sans doute avait-elle couru partout, aujourd’hui encore), et deux mèches encadraient son visage ovale, le rendant moins grossier, plus harmonieux. Ses sourcils avaient un léger angle et un arc médium, étaient aussi flavescents que ses cheveux, et lui donnaient un air à la fois doux et sérieux, compréhensif et froid (l’un semblait ne pas pouvoir exister sans l’autre, chez elle). Ses yeux tombaient, étaient pourvus de poches sous les yeux (les cernes étaient violets), de forme ronde ; le bleu saphir brillait autour de ses pupilles. Ils étaient rapprochés, lui donnant un air quelque peu stupide, mais bienveillant tout de même ; leur taille était petite, ils la vieillissaient plus qu’autre chose. Son nez était petit et en trompette. Sa bouche, elle, était gercée, recouverte d’un rouge écrevisse, longue avec des lèvres fines ; l’étrangeté de sa bouche était l’arc de Cupidon, qui était presque invisible tant il était petit et fin. Ses lèvres étaient semblables à celles d’un poisson chauve-souris, poisson jugé répugnant ; elle faisait penser à l’actrice américaine Holland Roden, ou à l’actrice française Mélanie Thierry.

Ainsi, sa mère était entrée dans sa chambre et semblait épuisée.

« Ça va, chéri ? », demanda-t-elle avec un sourire fatigué.
Le flavescent hocha la tête. Sa mère eut un long soupir, les yeux fermés ; elle se passa une main sur le visage. Le jeune hypokhâgneux se força à prononcer ces quelques mots :
« Et toi ? »
Son visage s’illumina lorsqu’il lui demanda son état ; comme la majorité des personnes, elle aimait parler d’elle, que l’on s’intéresse à elle, à sa vie, à son existence. Nous ne pouvons la blâmer pour cela : après tout, n’est-ce pas agréable, de voir l’intérêt des autres se porter sur nous ?

Elle ouvrit la bouche tout en retirant sa veste de tailleur et ses escarpins (comme son fils, elle utilisa ses orteils plutôt que ses doigts) :
« Oh, bien, bien ! ma journée s’est bien passée. Enfin (et ça commençait), si on oublie ma supérieure, qui m’a demandée d’être partout à la fois ! Qu’est-ce qu’elle croit, que je suis un robot ? Ha ! »
Le flavescent n’avait demandé que par politesse. Il se fichait de la journée de sa mère, qu’il adorait avant mais trouvait à présent fade, sans vie, sans intérêt aucun. Il l’écouta, cependant ; ou plutôt, fit semblant de l’écouter. Elle babillait, s’arrêtait parfois pour voir s’il suivait, et il hochait la tête sans la regarder. Cela semblait lui suffire, puisqu’elle ne le grondait pas pour manque d’attention.

Durant son histoire, elle se dirigea vers le salon ; son fils la suivit nonchalamment. Alors qu’ils passaient dans le long couloir menant aux diverses pièces de l’appartement, la porte menant à la chambre du petit frère s’ouvrit. Le flavescent tourna la tête : là, des écouteurs dans les oreilles, un chandail trop grand sur lui et les jambes nues (sans doute portait-il un sous-vêtement), le cadet toisait. Il toisait son aîné et sa mère, les yeux plissés et le menton relevé, d’un air hautain qu’il ne contrôlait pas. Un regard réprobateur de sa génitrice et il laissa tomber cet air ; il eut, à la place, un visage froid, qu’il ne contrôlait pas non plus (vu qu’il s’agissait de son expression naturelle). L’adolescent était rebelle, se trouvait cool, voulait piercings et tatouages.
« T’étais là, toi ? »
Furent les mots violents que prononça le cadet pour son frère. Ce dernier ne réagit pas, trop habitué : le rebelle ne le faisait pas exprès, c’était là son ton quotidien. Il croisa les bras, pencha la tête sur le côté, attendit sa réponse. Le flavescent allait ouvrir la bouche lorsque leur génitrice s’offusqua :

« Comment tu parles à ton frère, toi ! »
Le rebelle se prit une claque derrière la tête, ce à quoi il répondit par un petit « Aïe ! ».
« Je l’ai pas entendu, c’est bon ! Lâche-moi !
— Comment tu me parles ?!
— Roh, tu me soûles !
— Parle mieux !
— Je parlerai mieux quand tu me respecteras ! »
La porte claqua violemment, et tout l’appartement sembla trembler. Le flavescent ne put s’empêcher de grimacer : c’est qu’ils faisaient du boucan, tous les deux.

Lorsque sa mère soupira, il tourna la tête vers cette dernière : elle se pinçait l’arête du nez. Pendant un instant, il eut pitié d’elle.
« Cet enfant…, marmonna-t-elle tout en secouant la tête. Il ne t’a pas blessé, c’est bon ? »
Il secoua la tête. Il n’avait aucune raison d’être vexé : son frère n’était pas quelqu’un de méchant ; il ne savait juste pas s’exprimer avec le bon ton. Les gens avaient une tendance à le penser violent, là où il avait juste, tout comme son aîné, du mal à s’intégrer parfaitement dans la société. Néanmoins, il avait des amis ! des amis que le flavescent considérait comme idiots, mais des amis tout de même. Après tout, qui était-il pour valider ou non les fréquentations de son cadet ?

« Tu veux bien… aller lui parler ? demanda la mère avec un énième soupir. Il ne m’écoute plus, et tu as toujours été son héros. »
« Plus maintenant, maman, souhaitait-il lui dire. À présent, je ne suis plus que l’ombre de moi-même ; j’ai été remplacé par une copie fade et morne, lasse de la vie, qui ne souhaite que mourir dans l’espoir d’un avenir meilleur. Ce que je dis est contradictoire, n’est-ce pas ? Après tout, comment puis-je avoir un avenir si je meurs ; j’aurai un avenir dans l’Au-delà, ou peut-être dans l’En-dessous. J’irai sûrement en Enfer pour avoir jeté la vie que Dieu m’a offerte, mais tant pis. Mon malheur – ou plutôt, mon ennui – est trop grand pour que je reste en vie.
« Alors, je ne suis plus son héros : parce que je ne suis plus grand, ni fort, ni vaillant. J’ai perdu ma joie de vivre en allant en hypokhâgne, mais tu ne comprends pas, tu ne m’écoutes pas, tu ne sympathises pas. Je ne peux pas t’en vouloir, tu as tes propres problèmes, tu n’as pas besoin des miens en plus ; tu as un mari gras à satisfaire, un fils ingrat à maîtriser, et je suis devenu ta bouée de sauvetage du fait de ma soi-disant perfection. Je suis le fils que tu aurais préféré fille ; pour combler ce manque, j’ai décidé d’avoir des bonnes notes, une vie sociale, des rêves qui te plaisaient à toi : je ne peux pas t’en vouloir, tout est ma faute. Je t’ai laissée miroiter des rêves pour ma personne, qui ne me plaisaient guère. Je suis resté muet, incapable de te contredire, et je me dirige maintenant vers le métier d’avocat alors que ce dernier n’a jamais été mon rêve, mais le tien. J’aimerais juste écrire, encore et encore, jusqu’à plus soif, sans jamais m’arrêter ; le sais-tu ? Oui, mais comme toujours, tu t’opposes ; je ne peux te blâmer, tu as raison, le métier d’écrivain est trop instable pour notre société, car il reste affilié à l’Art. Néanmoins, ne pourrais-tu pas me soutenir ? Aujourd’hui, je n’ai plus la force de continuer mes ébauches, car je dois rester cet enfant parfait aux notes parfaites, aux amis parfaits, à la vie parfaite.
« Je n’ai plus la force de m’ouïr moi-même ; dans ce cas, comment veux-tu que mon frère, mon cadet, mon presque-jumeau m’écoute ? Il m’entendra, oui, mais mes paroles passeront à travers lui, ne traverseront pas son cœur, ne seront que nuisances à ses oreilles. Excuse-moi, maman. Excuse-moi car je vais dire oui, t’obéir, aller lui parler, feindre que tout va bien, lui donner une leçon de vie ; puis, j’irai te voir en privé, te dirai à quel point je hais la classe préparatoire, que je veux mourir, et tu me diras d’arrêter mon char(re). Je suis malheureux, fatigué, las ; je le vis mal, mais tout ira bien. Tout ira bien car, demain, je me suiciderai. »

« D’accord. »
Il frappa à la porte avec une douceur telle qu’il dut toquer une seconde fois pour être entendu. Sa mère se dirigea vers le salon. Alors que la télévision était allumée et que la porte s’ouvrait, le flavescent sourit : un vrai sourire, empli de sincérité et de bonheur.
Demain, tout cesserait.
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Fletcher Bowman
Phoenixwhiff
Fletcher Bowman
Fletcher Bowman
Age : 21
Espèce : hybride.
Pouvoir : transformation en guépard.
Occupation : étudiant, en train de danser ou de lire.
Points : 35240
Localisation : avec Yogurt et Mouton.
Fletcher Bowman
Dim 22 Déc - 17:36
Danse Avec les Morts
Incipit (2/2)

[...]

« Qu’est-ce que tu fous là ?
— Tu n’es pas en colère contre moi, je te rappelle.
— … (Silence.) Tu vas bien ?
— Oui. Et toi ?
— Oui. Enfin, maman me fait chier, mais à part ça, ça va. (Silence.) C’est elle qui t’a demandé de venir ?
— Oui.
— Merci. De ne pas me mentir.
— Je ne vois pas pourquoi je mentirais. (Silence.) Elle est fatiguée, tu sais.
— On l’est tous. Sauf toi ; toi, tu es bien réveillé.
— J’ai dormi une heure avant de venir te voir.
— Pas dans ce sens-là. (Il rit.) Je voulais dire que… tu sais où tu vas. J’ai l’impression que tu es le seul à savoir ce qu’il veut, dans cette famille.
— C’est vrai. Mais ce n’est pas grave, de ne pas savoir. Perds un an, deux ans, cinq si c’est ce dont tu as besoin. Réfléchis bien ; c’est ta vie, pas celle des autres. C’est à toi de la gérer. (Silence.) Ne laisse jamais maman, papa ou quelqu’un d’autre te dire ce que tu dois faire.
— T’as raison. (Il renifle pour combler le silence.) T’as l’air… heureux.
— Je le suis.
— Vraiment ? Quoi, tu t’es trouvé une copine ?
— Non.
— Alors quoi, tu passes en khâgne ?
— Tu ne sais ce genre de chose qu’à la fin de l’année scolaire. (Silence.) Je suis heureux pour quelque chose que tu ne comprendrais pas ; pas que tu sois trop jeune. Juste que cette chose ne concerne que moi, et qu’elle ne fait plaisir qu’à moi.
— Je vois. Hé bien, si cette chose te fait tant plaisir, c’est génial.
— Je vais faire cette chose dès demain. Le midi.
— D’accord. Bonne chance.
— Merci. Bonne chance à toi aussi.
— Pour quoi ?
— Pour tout. »

Ses derniers mots avec son frère furent les derniers mots les plus beaux qu’il eut prononcé. Il ne devait pas faire comme lui ; il ne devait pas faire les mêmes erreurs que lui. Le flavescent était-il réellement las de son frère ? nous ne pouvons répondre ; c’est au jeune homme de la trouver [la réponse].
Il voulait presque pleurer. Pleurer de joie, pour la beauté de ce dernier soir, la beauté de cet échange, la beauté de son frère.

Il était sur le toit. Cliché, n’est-il pas ? Mais il ne souhaitait pas sa mort mémorable ; il voulait, au contraire, être oublié le plus tôt possible. Sa famille le regretterait sûrement ; mais il n’en avait cure. Ces derniers temps, il était l’Égoïsme.
Autour de lui, les gens vivaient ; c’était l’heure du déjeuner. Le toit du lycée était exceptionnellement ouvert lors du midi (les khâgneux et hypokhâgneux n’avaient qu’une heure pour manger), et, bien que de grandes barrières métalliques entourent les bords de l’endroit (elles avaient été installées après la chute accidentelle de deux élèves, dans les années soixante-dix), la vue restait magnifique. On voyait le bleu du ciel, sans que le soleil soit visible ; le brouillard hivernal le cachait sûrement. Les immeubles de la ville s’étendaient à perte de vue, avec parfois quelques touches de couleurs : du bleu, du blanc et du rouge ; le drapeau français était accroché sous certains balcons ou certaines fenêtres. Les oiseaux volaient dans le ciel, beaucoup d’entre eux sales, et les cris des mouettes se faisaient entendre. Des pigeons marchaient sur le béton du toit ; ils s’approchaient en courant des miettes de pain tombant à terre (l’alimentation des khâgneux et hypokhâgneux était principalement composée de sandwiches et de galettes de riz), tentaient de les picorer, et s’envolaient au moindre mouvement brusque de la part des humains. Plusieurs bancs étaient placés le long du toit : ils n’avaient pas de dossier, étaient contre les murs ou près des grillages, [étaient] en pierre.

Le flavescent se trouvait donc sur le toit, étrangement heureux – presque euphorique –, entouré de ses amis : la Fille Bleue racontait pour la dixième fois la bêtise de son chat, qui s’était encore pris la baie vitrée dans la tête – l’animal tentait peut-être de mettre fin à ses jours –, et la Gothique (la jolie Gothique) hochait la tête d’un air poli tout en dévorant son sandwich végétarien. Le Garçon Brun ne pouvait être présent ; ses cours finissaient une heure trop tard pour que lui et les jeunes gens puissent se voir. Son absence, cependant, ne rendait pas le flavescent moins joyeux : il était bien trop soulagé pour remarquer le vide dans son petit groupe.

Finalement, la cloche sonna, d’une sonnerie mélodieuse, qui ne cassait pas les oreilles ; elle chanta aux tympans du jeune homme. Ce dernier avait déjà fini de manger, et ce depuis un moment : néanmoins, il attendait. Non pas par politesse ou amitié sincère envers ses pairs ; mais parce qu’il attendait le moment. Celui où il serait seul, sans personne pour l’empêcher de réaliser son envie. Celui où il pourrait tranquillement, calmement, sereinement mettre fin à ses jours.
« Je dois faire quelque chose, ne m’attendez pas. », dit-il à l’encontre de ses amies.
Elles ne cessèrent pas de rire ; se contentèrent d’acquiescer ; se levèrent avec leurs affaires. Elles se dirigèrent vers l’entrée menant aux escaliers du toit, comme les autres élèves ; le flavescent ne leur jeta pas un regard.

Lorsqu’il fut seul, il sut ce qu’il devait faire. À l’arrière du toit, là où personne n’allait jamais à cause de l’odeur de pisse et des fientes d’oiseau fraîches, se trouvait une faille : le grillage avait été découpé de force par des inconnus que la Fille Bleue qualifiait de « petits cons » ; le flavescent ne savait comment, mais le vandalisme n’avait jamais été reporté (sans doute que tout le monde se fichait de l’arrière puant du toit, où personne n’irait jamais ; après tout, si l’on souhaitait se suicider, ne valait-il pas mieux choisir un endroit qui, au moins, sentait bon ?) à la direction.
Donc, il se dirigerait vers l’arrière du toit, où le grillage était forcé. Une fois là-bas, parmi la pisse et les fientes d’oiseau fraîches, il avancerait jusqu’au bord. Puis, il se laisserait tomber ; la chute serait sans doute courte et douloureuse, mais ce serait une belle fin. Une fin qu’il ne regretterait pas.
Ce fut avec ces pensées qu’il suivit son plan. Il lui fallut à peine une minute pour atteindre l’arrière du toit ; il ne se boucha pas le nez, bien qu’il l’eût souhaité très fort tant ses narines se dilataient à cause de l’odeur ; il ne fit même pas attention à l’endroit où il mettait les pieds : sa chaussure droite se posa sur une fiente fraîche. Bah ! sa mère la laverait, si elle daignait garder ses chaussures [celles du flavescent] pour son cadet.

Le grillage était coupé et replié sur lui-même : si l’on se penchait, il était possible de passer. Une trentaine de centimètres séparaient le grillage du bord ; il n’avait pas été mis aux extrémités du toit, par « mesure de sécurité ». Si jamais il pliait pour x raison, avait annoncé la directrice, les élèves risqueraient de tomber. Lorsque le flavescent arriva en face du grillage, il posa sa main dessus, sur le côté replié en arrière, de sorte qu’il ne se coupe pas. Il fit un pas en avant, se retrouva sur le bord ; inspira profondément l’air pollué de la ville ; mit un pied dans le vide.

« Attends ! »

Son sursaut le ramena en arrière ; il tituba, manqua de tomber, se rattrapa au grillage ; ce dernier fit un bruit métallique. Lorsque le flavescent tourna la tête, il vit la Gothique, une mine horrifiée sur le visage, les bras tendus vers l’avant, paumes dans sa direction.
« Ne… ne fais pas ça ! Je sais que tu ne le penses peut-être pas, mais ta vie en vaut la peine ! », lui dit-elle avec une rapidité telle qu’il eut du mal à comprendre tous les mots.
Elle semblait ne pas savoir quoi faire, ou quoi dire. Et que cela la rendait jolie, ne put s’empêcher de penser le jeune homme. Ses lèvres s’entrouvraient sans cesse, mais aucun son n’en sortait ; elle semblait imiter un poisson. Néanmoins, au coin de ses yeux, il remarqua quelque chose (rien ne lui échappait) : des larmes. Sans doute l’émotion était-elle trop forte ; sans doute n’avait-elle jamais vu une tentative de suicide de ses propres yeux.

En voyant sa peur pour lui qu’elle tentait de rendre courage, le flavescent eut un sourire. Ce dernier sembla déstabiliser la Gothique, qui le fixa d’un air interrogateur. Là encore, sans doute ne comprenait-elle pas ; quelqu’un sur le point de mettre fin à ses jours ne devait-il pas fondre en larmes, réclamer son aide, sangloter qu’il voulait vivre mais n’en avait plus la force ?
« N’aie pas peur pour moi. », commença-t-il sans perdre ce doux sourire.
Son regard se fit plus interrogateur encore ; et il la comprenait : après tout, comment pourrait-elle ne pas avoir peur pour lui alors qu’il se trouvait à une trentaine de centimètres du bord ; qu’il était prêt à se laisser choir ?
Il y avait, dans ses yeux fauves, une touche d’incompréhension. Apaisé par sa future mort, le flavescent eut envie de partager sa sérénité avec la Gothique. Elle avait toujours les mains tendues vers lui, sûrement dans l’espoir qu’il les prenne dans les siennes.

« Ventus… », appela-t-elle, les yeux brillants.
Elle fit un pas vers lui ; comprenant qu’elle n’était pas de son côté, qu’elle souhaitait le faire descendre, le jeune homme recula d’un pas. Il perdit son sourire dans l’action. Ne comprenait-elle donc pas ? ne voyait-elle donc pas ? n’entendait-elle donc pas ? Il était heureux ! Pour la première fois depuis des mois, il souriait, savait où il était, ce qu’il souhaitait. Ne pouvait-elle donc pas être heureuse pour lui ?
« N’aie pas peur pour moi. », répéta-t-il d’un ton plus ferme.
Les sourcils légèrement froncés, une grimace sur les lèvres, le poing agrippé au grillage : il ordonnait presque à la Gothique de ne pas être effrayée pour sa vie.

C’en suivit un dialogue de sourds :
« Ne fais pas ça, tu as encore toute la vie devant toi !
— N’aie pas peur pour moi, je ne vais que mourir.
— Si tu souffres, tu peux me le dire ! Je t’aiderai, je te le promets !
— La mort arrivera tôt ou tard ; j’ai juste préféré qu’elle arrive tôt.
— Je t’en prie, ne fais pas ça ! »

Et plus elle se rapprochait, plus il reculait. Ce fut lorsque le talon du flavescent cogna le rebord du toit qu’elle se stoppa, les yeux écarquillés et la bouche ouverte ; elle semblait avoir du mal à respirer. Lentement, tout en gardant une main tendue, elle porta l’autre [de main] jusqu’à la poche de sa veste en cuir. Elle en sortit son téléphone portable ; il était neuf et brillant, avec une coque jaune canari en forme de couronne.
« Reste où tu es, je… je vais appeler les secours, balbutia-t-elle tout en déverrouillant son appareil ; elle ne le quitta pas des yeux durant toute l’opération – quelle maîtrise, pensa le jeune homme.
— Ne les dérange pas.
— Bon sang, Ventus, tu es sur le point de te suicider ! Je suis sûre que je ne les dérangerai pas ! », grogna-t-elle.

Elle pianota sur son écran. Le flavescent ne savait s’il devait la laisser faire ou non : d’un côté, il voulait lui faire plaisir ; mais de l’autre, il souhaitait que sa mort reste banale. Si elle appelait les secours, son père viendrait forcément : il était policier dans le quartier. Or, il ne désirait pas le déranger. Et son père appellerait sûrement sa mère, qui quitterait le bureau en courant et en sanglotant ; sans doute appellerait-elle son frère, par pur égoïsme, afin de se libérer d’un poids.
Ainsi, si elle appelait les secours, il dérangerait toute sa famille.

« Ça sonne. », prévint la Gothique – comment avait-elle fait pour déverrouiller son téléphone, aller sur l’application d’appel et composer le numéro des urgences, le tout sans regarder une seule fois son écran ? Le jeune homme était impressionné.
Le flavescent lança un regard en arrière : la vue était belle. Elle restait la même, bien sûr, mais l’absence de grillage la rendait plus… poétique. Oui. Oh, sa mort allait être belle ; comme il le souhaitait.
« Tu sais, commença-t-il en reposant ses yeux dans ceux fauves de la jeune fille, finalement, je t’apprécie.
— Moi aussi…
— Laisse-moi finir, la coupa-t-il. (Elle ferma la bouche, lèvres pincées, toujours aussi inquiète.) Je t’apprécie, plus que j’apprécie les autres. Je crois… que tu es la seule que je puisse considérer comme une amie. C’est pourquoi, j’espère que tu comprendras mon geste. »

« Les urgences, bonjour ? »

En entendant la voix de la standardiste à travers le combiné, Ventus sut qu’il n’avait plus le temps. La Gothique trépignait sur place, sautillait d’un pied sur l’autre, entrouvrait les lèvres et les refermait aussitôt : elle souhaitait parler.
« Car tu es la seule que j’apprécie sincèrement, tu recevras un message à treize heures pile, t’expliquant mes raisons. »

Le flavescent grimpa sur le rebord.

« Mon ami tente de se suicider ! », beugla la Gothique.

Il tourna le dos au vide.

« Où vous trouvez-vous ? »

Ferma les yeux.

« Ventus !! », s’égosilla sa seule amie.

Se laissa choir.

[…]

La chute fut longue, plus longue que ce qu’il pensait.
Il avait senti un doux contact contre son flanc gauche ; elle avait sans doute tenté de le rattraper. Il l’imaginait lâcher son téléphone (qui serait tombé à terre, dont l’écran se serait fissuré), se précipiter vers lui (en hurlant et en pleurant), tenter d’agripper le bout de son manteau (sans succès). Il n’avait rien vu, rien entendu : le bruit du vent était trop fort. Il stimulait ses tympans, le rafraîchissait. Il avait froid. Malgré son pull et son manteau, il mourait de froid.
Mourir. Il allait mourir.
Enfin.

Un sourire s’afficha brièvement sur son visage. Sa lassitude allait cesser ; peu importait où il allait, au Paradis ou en Enfer. Tout cela allait cesser. Et il ne regrettait rien. Il n’avait pas à regretter quoi que ce soit, n’est-ce pas ? Il avait vécu une belle vie, remplie de joie au début, de désespoir au milieu, de vide à la fin. Ses amis n’étaient pas ses amis, sauf peut-être elle ; mais il n’était pas triste de la quitter. C’était ainsi que devaient se dérouler les choses.
Il avait tout préparé. À treize heures pile, comme pour son amie, ses parents et son frère recevraient un message expliquant ses raisons de mettre fin à ses jours. Le message était long, et il ne pouvait s’empêcher de remercier la technologie pour l’avoir autorisé à coucher ses interminables pensées sur papier électronique. Mais ce message ne serait pas tout : du moins, pas pour son frère – son cher petit frère. Dedans, il lui expliquait : la raison de ses actes, oui, mais ne serait-ce pas redondant, de ne mettre que cela ? alors, il lui expliquait également, dans une lettre à part, pourquoi il n’aurait jamais pu le sauver. Pourquoi il ne lui avait rien dit. Et pourquoi il était son petit frère adoré. Avant d’enfin lui donner des conseils ; des conseils de vie, pour qu’il aille mieux, qu’il se remette, qu’il ne désespère pas.
Il se souvenait lui avoir écrit : « Fais ce dont tu as envie. Surtout, ne réfléchis pas à deux fois ; surtout pas lorsqu’il s’agit de quelque chose que tu aimes. »

Ce fut là, alors qu’il était en train de chuter, que le flavescent réalisa : son frère ne l’avait jamais lassé. Il l’avait toujours aimé et adoré. Il ne l’avait jamais ennuyé ; ou plutôt, jamais assez pour qu’il se lasse de lui. Son attitude rebelle, sa sensibilité, même les insultes qu’il vociférait à leur génitrice ; il adorait tout cela.
Il s’était trompé. Il regretterait non pas une chose, mais quelqu’un. Et il s’agissait de son frère. Il allait lui manquer. Lui manquerait-il ? Le regretterait-il ? Oh, bien qu’une part de lui espère que oui, l’autre souhaitait qu’il vive sa vie comme s’il n’avait jamais été là. Comme s’il n’avait jamais existé.
Il eut de nouveau envie de pleurer ; mais pas d’euphorie ou de désespoir ; il ne s’agissait que du vent qui le fouettait, pensait-il. La vérité, nous ne pouvons la dévoiler. C’est au jeune homme d’avoir cette révélation. S’il peut l’avoir un jour.

Douleur.
Bruit.
Flou.

Obscurité.
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Fletcher Bowman
Phoenixwhiff
Fletcher Bowman
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Espèce : hybride.
Pouvoir : transformation en guépard.
Occupation : étudiant, en train de danser ou de lire.
Points : 35240
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Fletcher Bowman
Ven 6 Mar - 21:23
Danse Avec les Morts
Chapitre Premier (1/1)
Le réveil fut brutal.
Haletant, en nage et avec l’impression d’être à moitié mort, il se redressa vivement, les yeux écarquillés et la respiration sifflante. Il toussa violemment, eut l’impression de recracher ses poumons, reprit vivement sa respiration. Cela ne fit qu’accentuer la douleur dans sa cage thoracique. Il porta une main à son cœur : ce dernier battait, d’un battement lent et sourd.
La tête lui tourna : aussitôt, il ferma les yeux et porta une main à son front. Il avait faim. Il avait soif. Mais plus que tout, il avait envie de vomir.

« Tu es enfin réveillé. », fit une voix grave et mielleuse.

Il sursauta. Qui avait parlé ?
En regardant autour de lui, il la vit : derrière-lui, assise de la plus étrange des manières, se trouvait une personne. Elle était sur un carré de pierre taillée, comme on en trouvait tant en ville : elle était accroupie plutôt qu’assise, avec ses jambes écartées au maximum ; ses bras étaient nonchalamment posés devant son entrejambe.

« Mes yeux sont plus haut. », dit la personne de sa voix légèrement étouffée.

En relevant les yeux, il eut l’impression d’être face à un démon (et peut-être était-ce le cas) : la personne avait à la place de la tête un crâne de cerf, légèrement jauni, qui n’avait plus de dents ; seule la partie supérieure était présente. Les bois se dressaient sur le crâne, menaçants, et il [le jeune homme] craignit un instant de se faire transpercer par ceux-ci.
Bouche bée face à cet être qu’il n’arrivait à décrire correctement, il réalisa à peine que ce dernier semblait plus humain qu’ossements. Il fut incapable de prononcer un mot ; néanmoins il remarqua, dans les orbites vides de l’animal, deux lueurs dorées. Celles-ci semblaient comme l’observer, le détailler, l’analyser. Il fut très vite déstabilisé : après tout, ce n’était pas tous les jours qu’il était fixé par un être au corps d’humain mais à la tête de cerf (et encore, de crâne de cerf) !

« Quel est ton nom ? », demanda l’être sans cesser de le dévisager.

Cette question le prit quelque peu au dépourvu : la créature ne devait-elle pas plutôt lui demander s’il avait été bon chrétien ?
Elle semblait attendre sa réponse.
Il lui fut difficile de se rappeler son nom : les sourcils froncés, les lèvres pincées et le regard concentré, il chercha. Comment s’appelait-il ? De longues minutes passèrent ; et la créature ne s’impatientait pas. Elle attendait, le visage (?) penché vers lui, bras ballants.

Malgré le malaise que l’être provoquait en lui, il [le jeune homme] se sentait apte à réfléchir (pas en toute sérénité, mais avec le type de tension que l’on ressentait lors d’examens). Ce fut avec cette fièvre à la fois inconnue et familière de tous qu’il se souvint.
Une lueur vint éclairer ses yeux de saphir, et il ouvrit la bouche : un râle rauque sortit au lieu de sa voix. Il se racla la gorge, surpris, et réessaya :
« V… », souffla-t-il alors que sa voix s’éteignait.
Il toussa ; mit sa main devant ses lèvres ; siffla. L’être bougea : il avança une main aux doigts pâles et aux phalanges marquées ; d’un signe, il l’encouragea à retenter sa chance.
« Ven… »
Sa voix s’éteignit de nouveau. Mais l’être ne s’énerva pas, ne désespéra pas, continua de l’encourager. Pris d’une envie folle d’exister, il [le jeune homme] inspira longuement (son souffle sifflant) et tenta de crier :
« Ven… tus… ! »

Le nom était sorti en deux syllabes distinctes, prononcées rauquement, avec douleur. Il n’avait pas crié ; il avait brâmé, tel un cerf (quelle ironie).

Le flavescent toussa. La créature, elle, avait ramené son bras dans sa position initiale.

« Tu te souviens, conclut-elle d’un ton joyeux. C’est bien. »

Elle glissa sa main derrière son crâne et gratta quelque chose : en observant, le flavescent vit une touffe noire comme l’onyx et ébouriffée. Cela ressemblait à des cheveux.
Un début de torticolis prit le jeune homme : il avait la tête tournée à sa limite depuis maintenant plusieurs minutes. Il pivota son corps, malgré la douleur parcourant ce dernier. Lorsqu’il fut face à l’être, celui-ci reprit la parole :

« De quoi te souviens-tu ? »

Sa voix, bien qu’étouffée, restait mielleuse.
La réponse vint aussitôt.
« To… it… »

« Le toit ? répéta la créature ; il acquiesça. Tu as sauté ? »

Nouveau hochement de tête.
« Je… su… is… mort… ? », demanda le flavescent, une lueur d’espoir dans les yeux.

La créature sembla le fixer, les lueurs dorées vacillant dans leurs orbites. C’était comme si elle réfléchissait à cette question simple.
Finalement, après une interminable minute de silence (pesant, le silence), elle répondit :

« Non. »

Le flavescent relâcha son souffle, qu’il ne se souvenait pas avoir retenu. La déception envahit son être ; il aurait dû s’en douter : après tout, son cœur battait, il respirait et son corps souffrait. Il s’était lamentablement raté. La lassitude revint alors, plus forte que jamais : il posa sa joue dans le creux de sa main et soupira.
La créature, voyant cela, pencha la tête sur le côté : une mâchoire pâle fut dévoilée. Le flavescent, observateur malgré son spleen, fronça les sourcils : y avait-il autre chose sous ce crâne de cervidé ?

« Tu aurais préféré être mort. », constata la créature.

Il haussa les épaules. Pas qu’il souhaitait mentir sur ses envies suicidaires ; juste qu’il n’avait pas la force de répondre.
« Qu… i… ? », commença-t-il, avant de tousser une énième fois.
Juste après, il posa une main contre sa gorge et grimaça. Bon sang, s’il avait su qu’il souffrirait autant, il n’aurait jamais sauté ! Quoi qu’il ne sentait plus ses jambes ; la panique l’envahit soudainement : et s’il avait perdu la faculté de marcher ? Il était hors de question d’être forcé de vivre en fauteuil roulant ! Comment retenterait-il son suicide, s’il ne pouvait plus se mouvoir correctement ?
Le flavescent tenta de bouger ses orteils : ces derniers lui répondirent à l’aide d’une douleur nouvelle ; comme si ses membres avaient été ankylosés de force, tout en subissant mille crampes à la fois. Néanmoins, malgré tout cela, il fut soulagé : au moins n’était-il pas paraplégique.

« Mon nom n’a pas d’importance. »

La créature avait répondu à son début de question tandis qu’il vérifiait ses capacités motrices. Le flavescent, entendant sa réponse, fronça les sourcils et leva la tête vers elle ; il avait un air désapprobateur sur le visage. La créature eut alors un rire, à la fois guttural et mielleux. C’est que les éclats, vers la fin, s’entendaient plus doucement que leur base, qui provenait du fond du gosier.
Elle se leva, et le jeune homme put admirer sa hauteur et sa taille fine. Elle semblait, non pas rachitique, mais svelte ; son corps mince marquait une distinction très profonde, presqu’irréelle, entre le haut et le bas de son corps. Avec son crâne de cerf sur la tête, elle lui faisait penser à un wendigo, une créature née de la peur du cannibalisme dans les tribus amérindiennes du Canada. Le dévorerait-elle ? Elle n’avait plus de dents sur son crâne, mais le flavescent avait aperçu une mâchoire : y avait-il une tête humaine sous cette chose ?

« Tu penses que mon nom a de l’importance ? », fut la question posée par la créature.

Elle sauta de son piédestal, et atterrit pieds joints sur le béton de la rue. Elle était toujours aussi mince, toujours aussi grande, toujours aussi imposante. Le flavescent eut la soudaine envie de reculer.

« Mon nom n’a pas d’importance, répéta la créature tout en s’approchant de lui ; paralysé par la peur du wendigo, le jeune homme ne recula pas. Néanmoins, il est très impoli de ne pas se présenter. Dans ce cas, devrais-je le faire ? (Un rire à la fois guttural et mielleux lui échappa.) Oh, le choix est ardu… »

Le flavescent déglutit bruyamment et difficilement ; sa gorge s’était soudainement desséchée. Il fixa la créature sans rien dire. Celle-ci continuait de ricaner, une main tapotant le bout de son museau. Les lueurs dorées dansaient.
Soudain, elle leva un bras vers le ciel, paume tendue en direction de ce dernier ; elle avait cessé de tapoter son museau.

« Oh, soyons fous ! (Elle laissa retomber son bras le long de son corps ; le flavescent put sentir le sourire carnassier dans sa voix.) Je vais te dire mon nom. »

Les lueurs dorées cessèrent de valser. Cela le rassura quelque peu ; il n’avait plus l’impression que la folie parcourait la créature en face de lui (car lorsque les lueurs – semblables à des lucioles – bougeaient, il semblait comme percevoir un éclat de folie à l’intérieur). Elle s’approcha un peu plus de lui, à petits pas, avec l’excitation d’un enfant qui apprendrait à marcher. Le flavescent, malgré sa gorge sèche et ses poumons souffrants, la fixa ; son cœur battait toujours aussi lentement et lourdement, comme si rien ne pouvait le déranger.

« Vanitas. », murmura la créature, presque sur le ton du secret.

Le crâne était si proche de lui qu’il pouvait sentir son odeur. Il sentait la mort. Plus exactement, une sorte de relent de pourriture de la chair. C’est que ça donnait envie de vomir. Il manqua de se recouvrir le nez de la main ; mais il se retint à temps : il ne faudrait pas insulter le wendigo.
À la place, malgré son teint livide, il déglutit (difficilement, car il semblait que l’odeur de mort était étrangement restée accrochée à son palais). Il acquiesça péniblement ; il lui semblât entendre son cou grincer (mais il ne s’agissait sans doute que d’une illusion).

« D’a… ccord… »

Ses cours de latin lui revenaient en mémoire.
Vanitas venait du mot vanus (qui signifiait le vide), auquel on ajoutait le suffixe -itas. Sa première signification était, bien entendu, la vanité : la vanité, comme tout bon mot français, avait plusieurs significations (plus ou moins pertinentes). Le premier sens était que la vanité représentait ce qui était vain, futile ; mais ne serait-ce pas une erreur, que de qualifier le wendigo de futile ? Sans doute était-ce plutôt le quatrième sens qui était correct : celui de fierté excessive, amour-propre frivole. Mais oserait-il assumer que la créature était emplie d’orgueil ?
La deuxième signification de vanitas était la viduité, soit le veuvage ; mais qui nommerait son enfant ainsi (et encore, les wendigos naissaient-ils enfants) ? Qui aurait bien pu souhaiter à la créature de finir seule, après avoir (sans doute) aimé quelqu’un ? N’était-ce pas horrible, que de souhaiter ce sort à quelqu’un (ou, dans ce cas, quelque chose) ?
Bien que vanitas signifiasse également la frivolité, ce n’était pas ce sens que le flavescent cherchait. Il s’agissait du troisième et dernier : la jactance. La vantardise était-elle l’une des qualités de la créature (et encore, il s’agirait plus d’un défaut) ? Bien sûr, il semblait excentrique, bizarre, spécial… mais jactait-il pour autant ? il n’avait pas cette impression. Il se pouvait cependant qu’il se trompe.

Vanitas, était donc son nom.

« C’est tout ce que ça te fait ? demanda le wendigo ; cela sortit le jeune homme de ses pensées. (Il se rendit compte qu’il avait dû passer une minute à le fixer sans rien dire ; sans doute avait-il eu l’air bête, ainsi.) Je m’attendais… à plus d’enthousiasme. »
Était-il déçu ? il semblait l’être.
Cela signifiait-il qu’il devait se sentir coupable ? Ou alors, allait-il subir le courroux de la créature ?

Le flavescent fit la moue : il ne savait comment réagir face au wendigo. Il ne savait comment réagir face à cette situation tout court, pour dire vrai : il était censé être mort (c’était en tout cas son objectif). Dans ce cas, pourquoi se trouvait-il bien vivant, avec un être humanoïde avec un crâne de cerf sur ce qui ne ressemblait pas véritablement à une tête (il n’avait, à vrai dire, aperçu qu’une mâchoire) ?
Un soupir résigné lui échappa. Sa vie n’était qu’une suite d’échecs : il avait tout réussi selon ses proches, mais la réussite des uns était l’échec des autres ; dans son cas, sa réussite était son propre échec. C’était parce qu’il était accepté contre son gré par la société, alors qu’il cherchait plus à ressembler à son frère, à être un marginal, peut-être même un rejeté. Il avait pourtant tenté de se rendre détestable ; mais rien n’y faisait, on lui pardonnait toujours. Il avait donc échoué ; c’est qu’il semblait avoir trop de chance. L’univers lui avait offert la vie, plutôt que la survie ; mais il n’en voulait plus ! pourtant, sa bonne fortune le suivait partout, jusque dans la mort (et encore, il n’avait même pas réussi ce simple acte).

« Tu veux mourir ? »

La créature avait parlé avec calme ; une sérénité accompagnée d’une touche de compréhension. Lisait-elle les pensées ? non, elle devait juste être perspicace. Quoi qu’il ne fût pas compliqué d’entendre les idées suicidaires du flavescent : tout en lui criait son envie de mourir.
Sans doute avait-elle entendu son soupir de résignation. Quoi, avait-elle pitié de lui ? La créature était toujours debout, majestueuse ; elle le surplombait de sa grandeur.
Pourtant, elle s’accroupit : se mettant à sa hauteur, comme on le ferait avec un enfant. Le flavescent n’eut besoin de répondre ; ou plutôt, il n’eut le temps : en effet, la créature – Vanitas –, avait approché sa main… et lui avait tapoté le crâne. Comme on tapoterait celui d’un chien.
Ce geste le surprit tant qu’il resta bouche bée, sans bouger, durant de longs instants.

« Là, là. »
La créature en rajouta en parlant d’un ton blasé. Ses tapotements ne cessaient pas.

Le museau du crâne frôlait le bout de son nez ; il lui suffisait d’inspirer, ne serait-ce qu’un peu, pour être assailli par des odeurs de putréfaction. Ce relent lui piquait les yeux, lui brûlait le nez et lui grattait la gorge : pourtant, malgré tout cela, il avait toujours faim et soif. L’envie de vomir ne l’avait pas quitté également, mais elle se faisait de moins en moins ressentir.
Dieu, ce qu’il aurait donné pour manger un de ces cheeseburgers fades et trop cuits. À cet instant, il se sentait capable de manger un bœuf entier. Sa faim était étrange ; il n’y était pas habitué. C’était le genre de faim qui prenait les Hommes affamés, ceux qui se trouvaient aux portes de la mort. Le genre de faim qui touchait les orphelins, dans les pays les moins avancés. Il était aisé de l’imaginer agrippant son ventre, les dents serrées et le regard vide. Voilà qu’il souhaitait un bœuf : dans son état actuel, avec cette faim grandissante, il aurait été capable de le dévorer entier. Nul besoin de le découper ! il se serait contenté de planter ses dents directement dans la chair, d’arracher cette dernière, puis de la mâcher avec un plaisir non-feint. Elle aurait pu être crue ; il l’aurait tout de même dévorée. Un tartare des plus exquis.
Il subissait donc la faim animale, celle qui déshumanisait inévitablement.

Un bruit se fit entendre, coupant la créature – qui lui tapotait inlassablement le crâne. Ce son fut semblable au rugissement d’un dragon (d’un tigre, si nous souhaitons être vraisemblable) ; il avait ramené le flavescent à la réalité, la dure réalité où il mourait de faim et n’avait pas de bœuf sous la main.
Son ventre grondait.

« Tu as faim ? »

La créature ne le surprenait plus, que ce soit par sa voix à la fois grave et mielleuse ou par sa perspicacité. Avec elle, néanmoins, il n’avait pas le temps de réfléchir convenablement ; cela l’agaçait. Ou, si nous devions parler dans un langage plus familier : cela lui tapait sur les nerfs.
Il acquiesça avec hésitation.

La créature déjà (trop) proche de lui fit un pas de plus ; ou plutôt, tenta : car le crâne sur sa tête se cogna contre son nez. Le flavescent fit une grimace, d’inconfort plus qu’autre chose : il n’avait pas eu mal ; le contact avec le crâne avait, à vrai dire, été très doux. Le seul problème était la puanteur qui émanait de ce dernier.
Nez contre museau, museau contre nez ; des paroles troublèrent le silence étrange qui s’était, l’espace de quelques secondes, installé :

« J’ai des pommes, si tu veux. »

Le flavescent n’eut le temps de répondre à cette proposition déconcertante ; la créature – Vanitas, elle s’appelait Vanitas – se redressa, lui éraflant le front au passage, se recula et sautilla gaiement vers le carré de pierre taillée où elle s’était initialement installée. Alors, il la vit faire le tour de l’objet. Elle se pencha ; sembla fouiller dans quelque chose ; se redressa avec une exclamation joyeuse. Dans sa main – et c’était bien une main humaine, réalisa le flavescent ; elle était nue, avait une paume, cinq doigts, était si pâle qu’on voyait des filaments bleus (les veines !) ; la créature avait des mains humaines ! – se trouvait une pomme… ou quelque chose qui y ressemblait. Le fruit (si c’en était un) avait bel et bien la forme d’une pomme ; le problème était sa couleur : elle n’était ni verte ni rouge ; pas même jaune. Elle semblait, à vrai dire, gâtée ; pourrie. Son ton était noir, et bien qu’elle ne semblât pas molle, elle n’avait rien de ragoûtant.
Lorsque la créature l’envoya dans les airs pour ensuite la rattraper aux creux de ses mains, le flavescent grimaça : et si la pomme laissait échapper un jus visqueux ? Il avait faim, certes, mais peut-être pas au point de s’empoisonner. Il gardait un minimum de raison – du moins, il l’espérait.

« Je sais ce que tu penses, dit la créature en cessant ses démonstrations sonores de joie. (Elle se tourna à moitié vers le jeune homme, et malgré la distance, ce dernier vit les lueurs danser.) Oh, cette pomme n’a pas l’air bonne ! Elle doit être pourrie ! Berk ! »

… L’avait-elle imité ? De cette voix étouffée, comme s’il était obèse et s’enfonçait dans son menton ; de cette voix rauque, comme s’il n’avait pas parlé depuis des jours ; de cette voix agaçante, comme s’il l’était lui-même. Était-il agaçant ?
La créature explosa de rire ; sa tête se jeta en arrière ; le flavescent aperçut une partie de ce qui se trouvait sous le crâne. Il y avait une mâchoire, certes, mais il y avait également autre chose : une bouche.
Et il s’agissait d’une bouche humaine ! avec deux lèvres écartées pour laisser sortir les éclats, ainsi que des dents qui ne semblaient pas forcément faites pour déchiqueter la chair – en tout cas, pas complètement.

Ce fut à cet instant que le flavescent fût sûr d’une chose : la créature n’en était pas une.

Derrière ce crâne se cachait quelqu’un.
Le regard du jeune homme changea ; face à Vanitas, il savait à présent ce qu’il voulait, plus que la nourriture : il voulait le voir sans son crâne de cerf.

Le rire de Vanitas s’éteignit aussi vite qu’il était arrivé. Sa tête se replaça vivement, dans un craquement qui fit grimacer le flavescent. Alors, les lueurs dansèrent ; elles étaient plus frétillantes qu’auparavant. Elles semblaient, pour tout dire, emplies de folie.
« Ne t’inquiète pas, lui dit-il de cette voix hypnotisante. Mes pommes sont bonnes ; elles viennent de Trom. »
Trom ? Qu’était-ce ? sûrement un endroit. Mais cela ne lui disait rien ; à part que « Trom » ressemblait à « Rhum », rien ne fusait dans son esprit.

Son regard dût transmettre son incompréhension, car Vanitas eut un bruit semblable à ceux que l’on faisait parfois lorsque se peignait sur notre visage un sourire narquois.
« Tu te demandes ce qu’est Trom, n’est-ce pas ? (Le flavescent ne fit rien pour approuver ses dires ; certes, il souhaitait savoir ce qu’était Trom ; mais il avait envie plus que tout de le voir sans son crâne de cerf.) Trom est une surprise. Ta surprise. »
À la fin de cette phrase s’ajouta un gloussement dont il avait le secret.

Le flavescent ne put s’empêcher de froncer les sourcils : sa surprise ? Toutes les paroles de Vanitas étaient intrigantes ; il ne les comprenait guère, et cela l’irritait. Lui qui avait toujours été major de sa classe, voilà qu’il n’arrivait pas à déchiffrer quelques mots prononcés dans sa langue natale ! Le français était certes compliqué, mais il souhaitait devenir écrivain : ne devait-il pas, par conséquent, savoir manier les mots et connaître leur signification ? Vanitas n’utilisait pas de mots compliqués (ils étaient, somme toute, assez simples) ; il ne les mettait pas dans un ordre illogique non plus ; dans ce cas, pourquoi ne le comprenait-il pas ? Ah ! toute cette histoire l’agaçait !
Il alla jusqu’à se mâcher la lèvre inférieure.

Au fur et à mesure que le temps passait, sa gorge et ses poumons lui faisaient moins mal ; la douleur dans sa cage thoracique s’atténuait. Finalement, il n’avait que l’impression d’avoir un chat dans la gorge. Il avait toujours faim, soif, envie de vomir, certes ; mais tout cela s’estompait, petit à petit.
Néanmoins, une chose manquait : la réflexion. Avec Vanitas, le flavescent n’avait le temps de réfléchir convenablement ; il n’y était pas habitué. Le monde entier l’avait toujours laissé prendre son temps, même lors d’examens ; il n’avait besoin de tiers-temps, mais il était connu pour finir pile à l’heure, jamais en avance. Il avait, selon ses professeurs, « une bonne gestion de son temps ». Lui ne savait quoi répondre ; il se contentait alors, à l’époque où la joie de vivre l’étreignait encore, de jouer le gêné quand ces compliments gonflaient le peu d’orgueil qu’il possédait.
Aujourd’hui, pourtant, ne pas réfléchir convenablement ne lui faisait presque rien. « Ce n’est pas grave. », pensait-il. « Je trouverai bien une autre occasion de réfléchir avant mon prochain suicide. » Car il allait retenter sa chance ! il allait retenter sa chance. Parce qu’il se devait presque de mourir ; c’était la seule solution envisageable. Certains trouveraient cela triste ; lui trouvait cela logique. À quoi bon vivre lorsque l’on n’a plus de joie de vivre ? Le suicide lui permettait d’accéder à un peut-être bonheur ; peut-être, car rien n’était moins sûr. Néanmoins, c’était un risque qu’il était prêt à prendre ; plutôt que de vivre sur Terre jusqu’à ses quatre-vingts ans et mourir intérieurement, d’ennui ou de désespoir.

Plutôt que de se noyer dans ses pensées moroses, il défia Vanitas du regard et lui annonça, d’une voix rauque et presqu’éteinte :
« J’ai des questions. »
L’ex-wendigo eut un bruit moqueur ; la pomme alla sous le crâne : un croquement. Il mangeait la pomme de Trom. Le jeune homme vit du jus couler le long de son bras nu, pour aller se réfugier dans le creux de son coude. Ainsi, il ne savait manger proprement. À moins que la pomme – qui ne paraissait plus si gâtée que cela – ne contienne trop de jus ; ainsi, il n’aurait pu tout aspirer. Bah ! ces questions-ci étaient pour le moment inutiles.

« Tu me juges, répliqua Vanitas, la bouche pleine. (Le flavescent grimaça ; ne lui avait-on pas appris les bonnes manières ? Vanitas déglutit bruyamment, un bruit satisfait s’échappa de sa gorge et il pencha la tête sur le côté.) Après un certain temps, peu importe comment tu as été dressé, tu finis par tout oublier. Les bonnes manières, la courtoisie, comment se comporter avec les filles… tu oublies tout, et tu finis par préférer la simplicité. Ne me juge pas ; tu verras. Dans quelques temps, tu seras comme moi. »

Un silence s’ensuivit. Comme lui ? avec un crâne d’animal sur la tête, des pommes noires et une taille de guêpe ? Jamais !

« Tu as des questions, non ? dit Vanitas, peut-être pour changer de sujet. Pose-les ! »
Pris de court, le flavescent ouvrit la bouche sans parler. Il la referma pour la rouvrir ; il devait ressembler à un poisson.
Vanitas, face à lui, ricana ; il se moquait. « Quel… », commença à penser le jeune homme, avant de se reprendre. Non ; il semblait lire en lui : dans ce cas, l’insulter était une très mauvaise idée.

« Ton nom est Vanitas. », commença-t-il à résumer.
L’ex-wendigo, au lieu de soupirer, acquiesça avec lenteur. Il semblait véritablement lire en lui ; comprenait-il qu’avant de poser ses questions, il avait besoin de résumer la situation ? sûrement.
Il ne l’interrompit pas ; alors, il continua :
« Je ne suis pas mort. »
Le crâne se secoua, de la gauche à la droite.
« Trom est… une surprise.
Ta surprise. », le corrigea-t-il avec un sourire dans la voix.
Les sourcils du flavescent se froncèrent, tandis qu’il mâchait sa lèvre (supérieure, cette fois-ci).

Il avait fini son résumé. À présent, il fallait poser les bonnes questions.
Les yeux de Vanitas frétillaient derrière le crâne ; il semblait impatient. Il leva sa main et montra trois doigts. Le jeune homme sut ce qui allait suivre.
« Je t’autorise trois questions. (Silence.) Par jour ! », rajouta-t-il joyeusement.
Le flavescent fut pris au dépourvu.
« Par… jour ? (Vanitas hocha la tête avec un bruit content.) Pourquoi tant de générosité ?
— Parce que je suis comme ça. », répondit aussitôt l’ex-wendigo.
Il n’y avait plus de sourire dans sa voix. Juste une sorte d’innocence perturbante. Cette candeur le décontenançait, oui ; il y avait, dans son ton, cette naïveté qu’ont les adolescents. La naïveté qui reste, à moins d’avoir vécu un événement tragique – ou d’être passé outre –, jusqu’à la fin du lycée.
Vanitas était-il si jeune ? Le flavescent n’y avait pas véritablement fait attention jusqu’à présent, mais il ne semblait pas avoir plus de son âge.

« Hé oh ! appela Vanitas tout en trépignant sur place. Tes questions, tu comptes les poser ? »
Des deux, c’était lui le plus curieux, constata le flavescent avec blasement.
Néanmoins, l’être avait raison : comptait-il poser des questions ?

« J’ai trop de questions, je dois les trier. », bafouilla le jeune homme.

Il fixa les lueurs dorées de ses yeux saphir.
Puis, une épiphanie : il savait quoi demander.
« Pourrais-tu enlever ce crâne ? », demanda-t-il avec douceur, comme pour le rassurer ; comme s’il était une créature blessée et instable.

Silence.
Vanitas s’était tu.
L’avait-il vexé ?

« Tu… tu n’es pas obligé, si tu ne veux pas— Ou ne peux pas ! », s’empressa-t-il de rajouter.
Sa voix allait du grave à l’aigu, telle celle d’un adolescent prépubère. C’était que les conséquences de sa chute n’étaient pas encore tout à fait parties ; il les subissait toujours.

Vanitas rit. Il rit si fort que le flavescent sursauta.

« C’est tout ? », furent ses mots.
Une seconde plus tard, il amenait ses mains au crâne pour le retirer.

Le flavescent aurait pu s’offusquer. Il aurait pu se scandaliser de voir qu’il lui avait suffi de demander pour voir ce qu’il y avait derrière le crâne. Mais il était trop curieux pour cela ; il allait voir. Il allait savoir.
Les yeux grands ouverts, il fixait Vanitas. Son souffle était plus lourd, plus haché. Des spasmes d’impatience parcouraient ses doigts.

Le crâne fut retiré.
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