L’Extérieur
Rhlyka
Enfiler sa combinaison. Mettre son masque. Sortir son autorisation. Passer les différents sas successifs qui s’ouvrent et se referment avec un chuintement désagréable. Monter dans un ascenseur qui vous transporte si vite que vous avez la désagréable sensation que vos tympans vont imploser sous l’effet de la pression. Enfin, passer les dernières sécurités et se retrouver
au-dessus. Et là on commence à vivre.
Cette routine, c’est la mienne. Toutes les 26h je m’éveille avec la certitude que le monde du dessus m’attend, et c’est avec regret que tous les soirs je le quitte pour retourner vers les profondeurs obscures de la
cité-mère.
Dehors, il y a l’usine de filtrage des eaux. Un grand bâtiment carré, sans aucun charme, conçu pour être fonctionnel. Entièrement automatisé, il récupère l’eau de la mer –les nappes phréatiques sont depuis longtemps épuisées - et la rend propre à la consommation de la
cité-mère vers laquelle elle est ensuite acheminée. Moi je n’y entends rien à tous ces procédés, mon travail consiste juste à vérifier le bon fonctionnement de l’usine. Chaque jour je me penche sur des tableaux de valeurs qui n’ont aucune signification à mes yeux, vérifie qu’elles sont toujours identiques à la veille et dicte un rapport que les scientifiques examineront à mon retour. Je fais ensuite le tour des installations, examine la moindre trace de corrosion provoquée par le sel, la moindre fissure, la moindre tache, et juge s’il est nécessaire ou non de réclamer l’intervention d’une équipe de maintenance. C’est une grande responsabilité car la moindre négligence pourrait causer une grave pénurie dans la
cité-mère mais ce n’est pas bien difficile. J’ai été choisi pour ce poste car je suis un
visu, c’est-à-dire un des rares membres de la
cité-mère dont le code génétique comporte une anomalie qui provoque le développement de la vision au détriment de celui de l’ouïe. Sous terre nous sommes faibles et inadaptés mais la
cité-mère nous accepte car nous lui sommes utiles en surface.
Une fois mes vérifications terminées, et s’il n’y a pas d’anomalie notable à signaler, je passe un long moment à contempler l’
extérieur par l’un des hublots qui s’ouvrent à intervalles réguliers dans les murs de l’usine.
Dehors, il y a la mer. S’il fait
lumière on la voit, obscure et rageuse, qui monte à l’assaut de la terre puis se retire lentement pour mieux recommencer la seconde d’après. Après chaque passage elle laisse une trace sombre et huileuse sur le sable gris, accompagnée de débris qui tracent des motifs changeant au rythme de la houle. Il paraît qu’autrefois la vie foisonnait en bord de mer, qu’on pouvait y observer des
oiseaux, des
coquillages, des
crustacés et toutes sortes d’espèces qui me sont également inconnues. Mais tout cela a disparu il y a bien longtemps, au cours de la période du « Grand pic de pollution » et la plage s’apparente maintenant à un désert qui subit la vague.
C’est en contemplant le
monde extérieur que je la vis pour la première fois. C’était un moment où la
lumière se transformait en
sombre, ce qui arrive environ toutes les 24h à l’
extérieur, aussi ne distinguais-je d’elle qu’une silhouette étendue sur le sable. Une silhouette indéniablement humaine. Sans réfléchir je courus vers le sas de sortie, tapai frénétiquement le code d’urgence et me précipitai
dehors. C’était la première fois que je le faisais, et j’enfreignais par là l’une des règles les plus importantes de la cité-mère.
Dehors, c’était la mort assurée. Même avec mon masque et ma combinaison je n’étais pas protégé efficacement contre la toxicité de l’air, sans parler des tempêtes magnétiques qui balayaient régulièrement la côte et des nuages radioactifs apportés par les vents marins, mais en cet instant je n’eus aucune crainte de ce genre, transporté que j’étais par la découverte d’un
vivant à l’
extérieur.
Ce qui me surprit tout d’abord, ce fut le vent et le froid, puis une étrange sensation de liberté s’empara de moi : pour la première fois mon espace n’était plus cloisonné par des murs, tout autour de moi s’étendait un paysage dont la seule limite était l’horizon. Face à l’immensité de ce monde, je pris conscience de la petitesse de celui dans lequel je vivais, de son étroitesse. Cela me grisa tellement que je faillis oublier la raison qui m’avait poussé à sortir.
La silhouette était toujours là, allongée à quelques mètres de moi, bien plus petite que je ne me l'étais figurée. En m’approchant un peu plus je distinguais quelques détails supplémentaires : des cheveux longs, une étoffe trop grande plaquée contre sa peau par l’humidité, et surtout des yeux grands ouverts, noyés dans la contemplation du ciel. Je retins mon souffle : seul un
visu oserait fixer ainsi le firmament rougeoyant sans cligner une seule fois des paupières ; les autres, les
bien-entendants, auraient eu les rétines brûlées par tant de lumière. Nous n’étions qu’une dizaine dans la
cité-mère et, j’en étais sûr, celle-ci n’était pas l’une d’entre nous ; cela impliquait donc qu’elle venait forcément d’
ailleurs. Je remarquai à ce moment-là qu’elle ne portait ni masque ni combinaison. Ce détail, bien qu’essentiel, ne m’avait pas frappé plus tôt et pourtant il inspirait une découverte bien supérieure à celles qu’avaient pu faire tous les scientifiques au cours des dernières années : certains humains pouvaient vivre
dehors. L’énormité de ce que je venais de constater m’effraya, et je n’osai plus faire aucun geste en direction de cet être immobile. Je reculai même lentement jusqu’au sas, et retournai m’enfermer dans cet univers, certes étroit et clôt, mais rassurant par sa familiarité.
Il se passa ensuite plusieurs jours avant que je ne trouve le courage de retourner
dehors pour observer de nouveau la silhouette. Elle était toujours là, allongée dans la même position, comme si elle ne se lassait pas du spectacle du ciel changeant. Cette fois-ci je m’approchai d’elle jusqu’à n’être plus qu’à une distance d’environ un mètre, et j’osai alors lui adresser la parole.
«Qui es-tu ?
Elle n’esquissa pas un mouvement, n’entrouvrit même pas les lèvres pour me répondre. C’était exactement comme si elle n’avait aucune conscience de ma présence. Je tentai de nouveau :
- D’où viens-tu ?
- Pas de la
cité-mère.
Sa voix me surprit. Indéniablement féminine, elle paraissait étrangement vide, comme dépourvue du moindre écho, et elle semblait atténuée par la distance alors même que nous nous trouvions assez proche. C’était, comme je le compris plus tard, l’effet de l’absence de cloison. Libre d’aller où il bon lui semblait, le son s’éparpillait dans l’air et seule une petite partie parvenait à mes oreilles. Je songeai à quel point les
bien-entendants seraient déconcertés dans le monde
extérieur, et j’eus la sensation grisante d’être enfin
mieux adapté qu’eux.
- D’où alors ?
- Du monde
extérieur, tu ne connais pas.
C’était vrai, je ne connaissais rien du
dehors, comment alors aurais-je pu comprendre la moindre des indications qu’elle aurait donnée ? Je passai donc à un autre sujet.
- Pourquoi restes-tu ici ?
- J’aime
ici. Pas toi ?
Si, bien sûr que si. Mais cette réponse, comme la précédente ne satisfaisait aucunement mes interrogations. Je voulais comprendre qui elle était, d’où elle venait, comment elle arrivait à survivre
dehors, s'il y en avait d’autres
comme elle. Néanmoins, je n’osais pas insister de peur qu’elle se mette en colère et décide soudainement de s’en aller. Je restai donc silencieux, et ce fut finalement elle qui demanda :
- Tu n’as pas d’autre question ?
Surpris, j’exprimai la première interrogation qui me traversa l’esprit :
- Tu ne retournes jamais parmi les tiens ? Je veux dire… Je te vois toujours allongée sur cette plage, alors…
- Non.
- Et tu n’as besoin de rien ? Pour te nourrir par exemple ?
- Tu vois quelque chose à manger ici ?
Effectivement, il n’y avait rien. D’un côté l’océan s’étirait jusqu’à l’horizon, masse opaque d’eau et de déchets ; de l’autre s’étendait une terre vide et sèche sur laquelle rien ne semblait vivre. Il me semblait impossible qu’un être vivant pu trouver un quelconque moyen de subsistance dans ce désert.
- Vous avez des plantes à la
cité-mère, non ?
Je m’empressai d’acquiescer.
- Eh bien imagine que je suis une plante. La lumière me suffit.
- Comment est-ce possible ?
- Adaptation.»
A travers ce simple mot je pris brutalement conscience de tout ce qui nous séparait. Des centaines d’années de sélection, de résistance, de changements. C'était un être évolué, capable de survivre à l’
extérieur, tandis que je restais un inadapté, seulement maintenu en vie par la
cité-mère. J’en ressentis une immense déception car, sans me l’avouer, j’avais espéré être moi aussi capable de vivre
dehors, sans combinaison, sans masque, sans obligation de retourner dans les souterrains obscurs de la
cité-mère dans laquelle je n’étais qu’une anomalie, un
visu. Je rentrai alors dans l’usine, avec l’insupportable conscience de ne pas appartenir à
ce monde.
Par la suite je retournais presque tous les jours sur la plage, à côté de
celle du dehors. Je lui posais des questions, essayant inlassablement d’en savoir plus sur elle, sur son existence et sur sa manière de survivre, mais elle se dérobait toujours, ne donnant que des réponses vagues ou plongeant dans un silence mutique. Moi, en revanche, je lui racontais tout ce que je pouvais sur la
cité-mère. Je lui parlais longuement des interminables couloirs souterrains, des rares éclairages qui m’étaient bien insuffisants, des règles strictes qui régissaient le partage des denrées et de l’énergie, de notre organisation sociale dans laquelle les scientifiques, qui détenaient le savoir, se trouvaient au sommet, de nos installations de filtrage de l’air et de l’eau, de ma condition de visu, de l’angoisse qui m’étreignait sans raison quand je replongeais au cœur de ces galerie après une journée
au-dessus... Elle m’écoutait sans rien dire, ou presque, mais je poursuivais dans l’espoir que cela nous rapprocherait d’une certaine façon et qu’elle finirait par se confier à moi de la même manière.
Cependant cela ne devait jamais se réaliser, car un jour elle disparut. Je passai de longues heures à la chercher à l’
extérieur aussi loin que j’osais m’aventurer et à guetter son retour par les hublots de l’usine pendant les jours de tempête ou les moments de
sombre, en vain. J’en devins comme fou. Cette femme du
dehors, à qui j’avais confié mon désir de fuir la
cité-mère, celle qui –je l’espérais encore- m’apprendrait peut-être à survivre au-
dehors, avait soudainement décidé de m’abandonner, de me rejeter comme tous les autres l’avaient fait avant elle. Etait-ce parce qu’elle aussi me trouvait inutile, faible, inadapté ? Eprouvait-elle du mépris à mon égard ? Ou l’importunais-je simplement ? Je ne cessais de me questionner, de me torturer, si bien que j’en négligeais ma responsabilité. Depuis ma première sortie déjà –un peu plus d’un mois auparavant- je ne vérifiais plus que rapidement l’état des installations, laissant la rouille piquer les pièces et le sel les ronger lentement, et cet état de négligence ne fit qu’augmenter à partir de sa disparition si bien qu’il ne fallut pas plus d’une dizaine de jours pour que le premier appareil cède, déclenchant l’état d’urgence. A ce moment-là j’étais déjà trop faible pour fuir à l’
extérieur, les poisons du
dehors ayant effectué un lent travail de sape sur l’ensemble de mes sens et de mes capacités motrices, et c’est presque sans aucune résistance que je laissai l’équipe de sécurité me ramener dans les profondeurs de la
cité-mère où l’on constata l’état de délabrement dans lequel je me trouvais.
Voilà, vous savez tout.
Le psychiatre se redressa sur sa chaise et tendit l’oreille. La voix de celui qui venait de lui narrer ce récit était rauque et lasse, sa respiration sifflante attestant des ravages qu’avait subi son corps. Il était difficile de savoir ce que pensait ce
soigneur en cet instant car son visage gardait une rigidité de marbre. Au bout d’un moment il se leva et sortit, ne butant sur aucun obstacle malgré l’épaisse obscurité qui régnait dans la pièce. Derrière la porte se trouvait une autre pièce, plus petite, au centre de laquelle un scientifique était assis. Il prit soin d’attendre que le psychiatre eût refermé la porte avant de prendre la parole :
«Qu’en pensez-vous ?
- Il n’y a pas de doute, cet homme est fou. Dans cet état, il n’est plus d’aucune utilité à la
cité-mère et ne devrait d’ailleurs pas tarder à rendre l’âme.
- Mais pourrait-il réellement avoir vu un être vivant ?
Le psychiatre eut une expression dans laquelle se mêlait mépris et compassion. Celle que tous les
bien-entendants prenaient quand il leur fallait parler des
visus.
- Mon opinion est qu’on ne peut pas se fier aux dires d’un esprit aussi dérangé. Les vapeurs toxiques ont définitivement altéré ses sens et sa raison, et il serait extrêmement déraisonnable de prêter foi à ce qui n'est certainement que des hallucinations.
- Mais comment aurait-il eut l’idée de sortir et de s'exposer à ces vapeurs s’il n’ avait pas réellement vu quelque chose ?
- J’ai à ce sujet une hypothèse. Rien de certain, mais cela pourrait expliquer bien des points obscurs de son récit.
- Dites.
- Un cadavre.
- Un cadavre ?
L’étonnement perceptible dans la voix du scientifique fit naître un léger sourire sur les lèvres du psychiatre.
- Tout à fait. Vous savez que nous rejetons nos morts dans la mer.
Le scientifique émit un claquement de langue impatient, encourageant par là son interlocuteur à dévoiler sa pensée.
- Imaginez qu’un de ces corps vienne par hasard s’échouer sur la côte –fait improbable à cause des courants marins, mais pas impossible, vous en conviendrez.
- En effet, cela se pourrait.
- Imaginez maintenant que ce qu’il ait aperçu ce jour-là ne soit qu’un cadavre. Tout prendrait alors du sens : il aurait cru voir un
vivant, serait sorti
dehors ce qui l’aurait exposé aux vapeurs toxiques mais ne se serait pas suffisamment approché du cadavre pour constater son absence de vie –n’oubliez pas que nous parlons d’un être aux capacités limitées- puis quelques jours plus tard, les vapeurs ayant eu le temps d’agir, il aurait été soumis à des hallucinations lui faisant croire que le cadavre lui répondait. Et, environ un mois plus tard, une nouvelle grande marée aurait emporté le cadavre au large, ne laissant aucune trace de lui.
- Cet homme aurait donc conversé pendant tout ce temps avec un mort… Cela pourrait expliquer le fait qu’il prétende ne jamais l’avoir vu bouger ni se nourrir.
Le psychiatre répondit par un claquement de langue enthousiaste, visiblement ravi que le scientifique considère avec sérieux son hypothèse. Celui-ci prit encore quelques secondes de réflexion, écoutant le souffle irrégulier de celui qui se trouvait dans l’autre pièce et dont le bruissement était restitué par des haut-parleurs accrochés aux murs, puis se leva et se dirigea vers une deuxième porte à l'opposé de celle par laquelle le psychiatre était entré. Avant de sortir il ordonna :
- Vous me dicterez un rapport que vous m’apporterez demain.
- Et que fait-on de cet homme ?
Le scientifique répondit sans aucune hésitation :
- Jetez-le à la mer. La
cité-mère ne peut se permettre de tolérer de tels individus en son sein.»